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Peut-on
réduire l'univers à une mécanique simple, facilement
décodable ? Et peut-on appliquer cette méthode à la
société de façon à prédire les faits
sociaux et à les organiser scientifiquement ? Tel est le
défi lancé par la science moderne à partir du XVIIe
siècle, défi relevé par Auguste Comte et Saint Simon
dans le domaine des sciences sociales au XIXe siècle. Pourtant des
penseurs ont contesté cette vision simplificatrice d’une science
universelle, capable de s’appliquer à tout objet, y compris
à l’homme. Ainsi, pour Max Weber, « moins que jamais
la science authentique, qu'il s'agisse de la physique ou de la sociologie, nous
donne de l'univers, cosmique ou humain, une image achevée, dans
laquelle on pourrait lire notre destin ou notre devoir. » (Max
Weber, Le savant et le politique.
Préface de R. Aron).
Le positivisme
Auguste
Comte est le fondateur du positivisme, philosophie qui admet pour seule
démarche rigoureuse la méthode expérimentale. En effet,
sa loi des trois états relègue l’état
théologique et l’état métaphysique aux âges
de l’enfance et de l’adolescence de la pensée. Les
croyances en Dieu ou en l’âme lui apparaissent comme des fictions
de l’imagination. L’état positif est l’état
de l’esprit qui a renoncé à ces fictions pour
s’attacher aux lois de la nature, c’est l’âge adulte
de la pensée, l’âge de la science moderne. La
science doit renoncer à la question du « pourquoi »
(recherche du sens et de l'absolu) pour se concentrer sur le
« comment » afin de décrire les lois de la
nature, dans le but d'être utile à la société. Chez Auguste Comte, le positivisme est
aussi la conviction que la démarche expérimentale peut
s’étendre à l’ensemble des questions que
soulève l’esprit humain. Aussi Comte envisageait-il
l’extension de la méthode positive à la totalité des
disciplines y compris à l’étude de l’ordre social
qu’il fut le premier à appeler
« sociologie ». C’est pourquoi Raymond Aron a
écrit : « on peut appeler positivistes les sociologues qui
croient à l’unité fondamentale de la méthode
scientifique. »
Mais
la complexité sociale et économique, la subjectivité et
la liberté humaine sont-elles réductibles à des lois
rationnelles ? La réalité de l'action humaine
intentionnelle, n’échappe-t-elle pas au déterminisme
strict et aux tentatives de prédiction quantitatives ?
La méthode en sciences
sociales
Durkeim est un positiviste. Pour lui, la tâche
du sociologue est d’expliquer comment les « structures sociales
» influent sur les comportements individuels selon le principe
d’un strict déterminisme. Si les phénomènes
sociaux sont soumis à des lois naturelles, il faut « traiter les
faits sociaux comme des choses ». D’où le projet de
Durkheim d’une « physique des mœurs et du droit ».
Toutefois,
contre cette réduction des sciences sociales aux sciences de la nature,
est né dans le monde germanique un courant critique : la
démarche « compréhensive » ou le
« subjectivisme » en sciences sociales.
Ainsi,
la sociologie de Max Weber est « une science qui se propose de
comprendre par interprétation l’activité sociale ».
Le but du sociologue est la compréhension du sens subjectif
visé par les agents. Weber entend par « activité »
un comportement humain auquel l’agent communique un sens subjectif.
Donc, l’agir est la clé de la dynamique sociale. Contrairement
à Durkheim, Weber n’envisage pas de traiter les faits sociaux
comme des choses, indépendamment de leurs auteurs, de leur
subjectivité, de leurs motivations et de leurs intérêts.
Cette
méthode se retrouve dans les travaux de l’école
Autrichienne d’économie, à la suite de Carl Menger et de Ludwig
von Mises. Selon eux, ce sont les conceptions
individuelles, les opinions que les gens se sont formées
d'eux-mêmes et des choses, qui constituent les vrais
éléments de la structure sociale.
Le subjectivisme en économie
Dans Scientisme et sciences sociales (chapitre 3, Plon, 1953), Friedrich
A. Hayek a bien expliqué la différence entre l'optique des
sciences de la nature et celle des sciences sociales. Il propose d'appeler la
première « objective » et l'autre « subjective »,
non pas parce que le savant ferait intervenir ses propres opinions ou son
imagination mais parce que son objet, les « faits »
sociaux, est constitué par des opinions. En effet, les « faits »
sociaux ne sont pas des « choses » que l’on
pourrait définir de façon matérielle mais des actions
humaines qui ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des
croyances de l’acteur. « Pour ce qui est de l’action
humaine, écrit Hayek, les choses sont ce que les gens qui agissent
pensent qu’elles sont ». Les individus qui composent la
société sont guidés dans leurs actions par une
classification des choses et des événements établie
selon un système de sensations et de conceptualisations qui a une
structure commune et que nous connaissons parce que nous sommes, nous aussi,
des hommes. Le subjectivisme en sciences sociales est donc un réalisme
épistémologique. Il prend en compte les
phénomènes mentaux comme les sciences de la nature prennent en
compte les phénomènes matériels.
Ce
caractère essentiellement subjectif des données de
l’action humaine, qui est commun à toutes les sciences sociales,
a été développé beaucoup plus clairement par la
théorie économique. Ainsi en économie, les prix ne
traduisent pas ce que sont les choses en elles-mêmes, mais les choses
telles que perçues par les gens, en fonction de la valeur que les gens
leur attribuent. C’est le subjectivisme qui a permis à Carl
Menger de démontrer que la valeur est entièrement subjective.
C’est lui qui a permis à Mises et à Hayek de proposer une
théorie de la formation des prix fondée sur les
préférences subjectives de l’ensemble des acteurs. « Il
n’y a probablement aucune exagération à dire que chaque
progrès important de la théorie économique pendant les
cent dernières années a été un pas de plus dans
l’application cohérente du subjectivisme », affirme Hayek
dans Scientisme et sciences sociales.
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