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Dans un article
précédent, nous avons analysé le « despotisme doux », ce
processus par lequel la démocratie transforme les hommes en un
« troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le
berger ». Pour contrecarrer ce phénomène, il faut combattre
l’individualisme, qu’Alexis de Tocqueville définit comme un sentiment d’autosuffisance qui conduit le
citoyen à s’isoler de la masse et à se replier sur lui-même.
Et le remède à
cet individualisme, explique l’auteur de La démocratie en Amérique,
c’est le renforcement de la société civile. La société civile, en tant que distincte de l’État, est un
tissu de communautés et d’institutions au sein desquelles l’individu peut
apprendre à exercer sa liberté et sa responsabilité. Une société civile
pluraliste et dynamique permet donc d’éviter les empiétements du
pouvoir dans la sphère privée. Pour libérer la société civile et empêcher
ainsi l’État de s’étendre inexorablement, il faut développer simultanément
les libertés locales, les associations libres et la liberté de religion.
1° La
décentralisation par les libertés locales
On intéresse
difficilement un homme aux affaires nationales, dit Tocqueville, « parce
qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son
sort ». C’est pourquoi il convient, dit-il, de « donner une vie
politique à chaque portion du territoire, afin de multiplier à l'infini, pour
les citoyens, les occasions d'agir ensemble, et de leur faire sentir tous les
jours qu'ils dépendent les uns des autres ».
Ainsi, par
exemple, la commune est l’école de la liberté, le lieu où les citoyens
apprennent à faire un usage concret de leur liberté. C’est le lieu où se
forment un esprit civique, un sens de l’intérêt général. « Les libertés
locales (…) ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en
dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider ».
2°
L'essor des associations libres
Par libres,
Tocqueville entend ici des associations volontaires, issues de la société civile : familles, églises,
voisinage, communautés, associations professionnelles ou sportives,
scoutisme, aide aux plus démunis, etc. Et c’est le lieu où peuvent se
tisser des liens de coopération et de solidarité. Les associations contribuent à désenclaver l'individu, à le rendre
moins isolé, moins fragile et moins tenté de recourir à l'État pour sa
protection. Elles permettent à l'individu et aux citoyens de se
prendre en charge et de réduire l'emprise du pouvoir central. La
science des associations est donc la « science mère » de la démocratie, dit
Tocqueville :
«
Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble
plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes
restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer
se développe et se perfectionne comme dans le même rapport que dans l’égalité
des conditions. »
Ce que
Tocqueville admire en Amérique, c’est la capacité des citoyens à s’associer
pour tout :
« Les
Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits,
s'unissent sans cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et
industrielles auxquelles tous prennent part, mais ils en encore mille autres
espèces: de religieuses, de morales, de graves, de futiles, de fort générales
et de très particulières, d'immenses et de fort petites; les Américains
s'associent pour donner des fêtes, fonder des séminaires, bâtir des auberges,
élever des églises, répandre des livres, envoyer des missionnaires aux
antipodes; ils créent de cette manière des hôpitaux, des prisons, des écoles.
S'agit-il enfin de mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment
par l'appui d'un grand exemple, ils s'associent. » (Tome II, Deuxième partie,
Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains, Chapitre V, De
l'usage que les Américains font de l'association dans la vie civile)
En France, dit
Tocqueville, dès qu’il est question d’un nouveau projet, vous voyez le
gouvernement. En Angleterre, vous verrez plutôt un aristocrate. Aux
États-Unis, vous apercevrez une association.
3° La
liberté de religion.
Selon
Tocqueville, la communauté religieuse, comme les associations, constitue un
échelon intermédiaire entre l’individu et l’État.
Par ailleurs
la religion facilite le détachement à l’égard des biens matériels. En offrant
d’autres objectifs aux hommes que les jouissances matérielles et en imposant
des devoirs à chacun vis-à-vis des autres, elle offre une alternative à
l’individualisme et au matérialisme démocratique.
Toute
religion, écrit Tocqueville, place « l'objet des désirs de l'homme
au-delà des biens de la terre ». C’est pourquoi toute religion a pour
vertu de soutenir le sens moral d’un peuple, et sans peuple vertueux, il n’y
a pas de liberté. « Quand la
religion est détruite chez un peuple, le doute s'empare des portions les plus
hautes de l'intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun
s'habitue à n'avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières
qui intéressent le plus ses semblables et lui-même. »
La religion
facilite donc l’usage de la liberté. Elle fournit un élément de stabilité
morale dans ce nouveau monde démocratique qui est en mouvement perpétuel.
La conclusion
de Tocqueville est claire. C’est par la liberté qu’il faut lutter contre les
dérives de la démocratie : « les Américains ont combattu par la liberté l'individualisme que
l'égalité faisait naître, et ils l'ont vaincu ». (De la Démocratie
en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI, 1840)
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