Sans manier l’emphase,
un épisode important de l’Histoire se fait sous nos yeux, nous
emportant nous ne savons pas où. La Crise – qui mérite
également sa majuscule – dévoile progressivement les contradictions
auxquelles le capitalisme financier se heurte, après avoir
implosé. Sans que celui-ci ne parvienne à dénicher sa
porte de secours, ni qu’une perspective suffisamment affirmée et
partagée n’indique une autre voie pouvant s’y substituer.
La Crise n’emprunte pas
des parcours identiques en Europe, aux USA et aux Japon, mais tous ont en
commun de ne déboucher sur rien. Les Européens ne savent pas
comment démêler le nœud financier qu’ils ont
serré en liant très étroitement leur dette publique et
privée. Les Américains menacent de rejoindre le Japon dans la
trappe à liquidité – quand l’augmentation de la
masse monétaire par les banques centrales ne génère plus
de relance économique – dont ce dernier ne parvient pas à
sortir depuis plus d’une décennie.
Vient s’ajouter, dans le
monde nouveau des puissances émergentes, la montée de la bulle
financière et de l’inflation chinoise, toujours pas
maîtrisées malgré les efforts, aux effets sociaux
inquiétants, résultant des énormes injections de
liquidité destinées à suppléer à la
diminution de la croissance et demande occidentales.
Le
monde est en crise : cet énoncé devenu banal, auquel on
s’accoutume, va finir par accréditer que ce nouveau mode
d’existence est la règle avec laquelle il faut désormais
vivre. C’est bien là le danger.
L’Europe en est actuellement
le catalyseur le plus en pointe. Elément faible du dispositif non
seulement en raison des imperfections et limites de son union, mais aussi de
l’exacerbation de la lutte pour l’accès au capital, cette
denrée qui s’y révèle relativement peu disponible
alors que les besoins de ses secteurs privés et publics sont immenses.
C’est là où se concentrent les tensions, arrivé le
moment où il va falloir régler l’addition. Là
où l’Histoire à nouveau se forge, bien que la
région semble être condamnée au déclin, dans un
rôle de victime consentante toute trouvée.
Après avoir longuement
tergiversé, divisées et se raccrochant à des plans aussi
vite dépassés que mis en place, les autorités
européennes vont se rabattre sur le plus petit dénominateur
commun afin de tenter de faire front. Accouchant péniblement, et dans
ses très grandes lignes uniquement, d’un nouveau dispositif de
stabilisation financière qu’ils vont devoir affûter. Il
devrait y être ajouté monétaire, pour ne pas se voiler la
face comme elles l’affectionnent.
Comme toujours en Europe, cela
a commencé par une interrogation institutionnelle, à propos de
la révision nécessaire des Traités qui l’engagent
et à modifier. Une procédure simplifiée, heureusement
trouvée, permettra de faire l’économie d’un
débat général et de consultations – dans les
parlements ou les pays – qui ne pourraient être affrontés
sans dommages et intérêts.
D’une voix assourdie et
avec d’infinies précautions, la terrible hypothèse
d’un partage de l’addition est désormais
évoquée, afin que les fonds publics ne soient pas seuls mis
à contribution, nous y voilà ! Non sans remous et
réactions de la part de ceux qui prédisent que c’est
folie et contribuent ainsi à attiser le feu sacré qu’alimentent
les marchés.
Devançant une nouvelle
réunion européenne, dont l’objectif est de décider
du lancement de ce nouveau dispositif pour 2013, Jürgen Stark –
l’un des six membres du directoire de la BCE – vient de
déployer sa bannière afin de regrouper derrière elle les
tenants de la plus stricte orthodoxie, afin de faire barrage aux
hérétiques.
« C’est aux
responsables politiques de régler la crise de la dette souveraine et
non pas à la banque centrale » débute-t-il à
l’occasion d’une interview
au quotidien grec To Vima, dont le texte anglais a
été communiqué à l’avance aux agences de
presse afin de lui donner le maximum de retentissement. Rejetant les
suggestions selon lesquelles la BCE devrait élargir sa mission,
Jürgen Stark réplique : « Ce que vous demandez, c’est
une plus forte inflation. (….) Nous avons le mandat clair de maintenir
la stabilité des prix. Demander la poursuite d’autres objectifs,
serait trop charger la barque de la BCE ».
Les faucons freinent autant
qu’ils le peuvent la logique les entraînant à davantage
intervenir sur le marché des obligations d’Etat. « Nous
n’avons pas la responsabilité de la politique fiscale »
rétorque-t-il pour y faire obstacle, oubliant que son président
ne cesse d’intervenir à ce propos. A Madrid, ce dernier
déclarait vendredi dernier : « Dans tous les pays, les
réformes structurelles sont essentielles, non seulement pour
consolider la position financière mais aussi pour élever le
potentiel de croissance ».
Sur l’autre sujet brûlant
du moment, la résorption de la dette publique – car la simple
existence de la dette privée semble pour lui impensable –
Jürgen Stark se réfugie derrière des « standards
internationaux », en ces temps où rien pourtant ne fonctionne
plus en accord avec eux. « Il est important de souligner, si l’on
considère la participation des créanciers du secteur
privé, que celle-ci devrait être en ligne avec les standards
internationaux généralement admis, et en particulier avec ceux
du FMI » répond-il. Cette ligne de défense apparaissant
bien fragile, surtout si l’on se rappelle que d’importants
membres de la BCE, l’Autrichien Ewald Nowotny
et l’Allemand Axel Weber, ont la semaine dernière exprimé
la nécessité d’une telle participation. Le ver est dans
le fruit à la BCE.
Pour parfaire dans
l’intransigeance, le gardien du temple s’oppose à toute
perspective d’émission d’euro-obligations, qui a des
partisans puissants malgré le veto franco-allemand. « Baisser
artificiellement les taux d’intérêt découragerait
les gouvernements [de réduire leurs déficits], et doit
être proscrit (…) Les euro-obligations ne régleront pas
les problèmes structuraux auxquels font face quelques pays ». On
ne saurait mieux occulter la réalité de l’étroite interconnection de la dette publique et privée
globale.
Puis, il critique le compromis
franco-allemand ayant abouti à ce que d’éventuels
pénalités des fautifs soient « semi-automatiques »,
au lieu de l’être totalement. Enfin, il assène pour conclure
que si la « gouvernance économique » était rigoureuse
et les règles à suivre suffisamment dures, il ne serait
même pas nécessaire de disposer d’un mécanisme
permanente de sauvetage.
Cette édifiante
interview illustre la rigidité absolue et la totale absence de
réalisme avec lesquelles la crise européenne est
appréhendée. Non sans rapport avec la poursuite des paris
financiers par les mégabanques, ainsi
qu’avec leur refus déterminé de toute nouvelle
règle les bridant ou imposant des coussins financiers de protection
plus étoffés.
Parmi ses nombreuses merveilles,
la Crise aura révélé l’existence d’un camp
des durs, prêts à tout sauf à affronter leur
déchéance, qui voient dans les pays émergents et
l’ouverture accrue de leurs marchés financiers de nouveaux
terrains de jeu. Attendant également l’élargissement du
marché du carbone sous les auspices de la Banque Mondiale, suite
à la conférence de Cancun qui vient de se conclure. Pour
progressivement déserter les gisements en voie
d’épuisement et moins facilement exploitables des marchés
occidentaux de la dette.
Cet irréductible et
puissant noyau là ne bénéficie plus de la stricte
opacité et discrétion qu’il affectionne. Condition
nécessaire, mais pas encore suffisante, pour qu’apparaisse une
dynamique qui contrarie la sienne
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction
en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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