Excellent papier communiqué par l’un de nos camarades lecteurs sur la
Grève d’Ayn Rand. C’est un article brillant et qui tente de résumer la pensée
« randienne ».
Pour toutes celles et ceux qui ne connaissent pas Ayn Rand, prenez le
temps de lire cet article. Puis prenez le temps de lire son ouvrage « la
Grève » qui est disponible en français.
Cela fait partie des lectures cultes. Tout simplement.
Merci au journal l’Opinion d’avoir publié un tel article.
Charles SANNAT
«Who is John Galt ? ». Connue de presque tous aux Etats-Unis, cette
question scande Atlas Shrugged [La grève], le roman culte de la philosophe
Ayn Rand, paru en 1957. Avec bientôt 8 millions d’exemplaires vendus, ce long
best-seller est encore souvent en tête des ventes d’Amazon plus d’un
demi-siècle après sa parution. Près de 8 % des Américains l’ont lu, et c’est
le livre qui les a le plus influencés après la Bible. Véritable thriller, ce
roman de science/politique-fiction épouse en effet la cause d’un génial
ingénieur, John Galt, qui, persécuté par un gouvernement « progressiste »
américain, se réfugie avec des amis dans un sanctuaire secret placé sous le
signe du dollar. De là, il fomente un genre inédit de grève, celle des plus
éminents créateurs de richesses économique ou intellectuelle qui, lassés de
porter seuls tout le poids du pays, renversent cet ultra-Welfare State après
l’appel à la révolte lancé par Galt dans un discours d’anthologie.
Mais s’il achève d’introniser son auteur en icône de la vie publique
américaine, ce triomphe ne doit pas faire oublier que Ayn Rand a de la suite
dans les idées. En 1957, cette exilée d’URSS (née Alisa Rosenbaum), passée
par Hollywood et Broadway, a déjà à son actif un autre grand roman paru en
1943, The Fountainhead [La source vive]. Lui aussi énorme best-seller, il
campe un architecte exceptionnellement doué et non-conformiste, Howard Roark,
qui revendique pour tout créateur le droit de disposer souverainement de son
œuvre et de vivre pour soi. Et après Atlas Shrugged, dopée par son succès et
aidée par des disciples tels Alan Greenspan, Rand mènera pendant vingt ans
encore une carrière peu commune de conférencière, invitée dans les talk-shows
les plus prisés, et d’auteur d’essais iconoclastes (The Virtue of
Selfishness ; Capitalism, the Unknown Ideal) propageant sa conception
individualiste et pro-capitaliste de la vie.
Le plus extraordinaire était toutefois encore à venir. Après son décès, en
1983, commence pour elle une seconde vie, posthume, portée par l’activisme
d’influents think tanks. Nombre de jeunes et créatifs entrepreneurs de la
Silicon Valley (à l’exemple du fondateur d’Apple, Steve Job, ou de Jimmy
Wales pour Wikipedia) en font leur inspiratrice. Puis la crise financière
paraissant valider ses idées, sa popularité médiatique et la vente de ses
livres connaissent un rebond sans précédent (500 000 exemplaires d’Atlas
Shrugged écoulés en 2009). Elle devient l’égérie des manifestations du Tea
Party où l’on voit des « John Galt is back », tandis que l’actuel candidat
libertarien à la primaire républicaine, Rand Paul, se réclame d’elle. Ce qui
ne va pas sans méprise, quand des conservateurs découvrent avec horreur
l’athéisme de Rand !
Mais que disait-elle de si remarquable et inédit pour susciter de tels
enthousiasmes ? C’est qu’en vue de justifier moralement le « free market »,
elle a dû énoncer des propositions premières d’inspiration aristotélicienne
dont découle un « code moral » bien plus fondamental à ses yeux. Dans
Playboy, en mars 1964, elle résume ainsi son propos : « La raison en
épistémologie conduit à l’égoïsme en éthique, qui conduit au capitalisme en
politique ». Auparavant, elle avait explicité dans le Los Angeles Times (17
juin 1962) : « Ma philosophie, l’objectivisme, soutient que la réalité existe
en tant qu’absolu objectif – les faits sont les faits, indépendamment des
sentiments, espoirs ou peurs humains… La raison est le seul moyen qu’a
l’homme de percevoir la réalité, sa seule source de connaissance, son seul
guide pour l’action… L’homme est une fin pour lui-même et non un moyen pour
les autres. Il doit exister pour son propre compte, sans se sacrifier aux
autres ni les sacrifier à lui-même. La poursuite de son propre intérêt
rationnel et de son bonheur est le plus haut but de sa vie… Le système
politico-économique idéal est le capitalisme de laisser-faire. C’est un
système où les hommes échangent les uns avec les autres sans jamais prendre
l’initiative d’user de la force physique contre autrui, où le gouvernement
agit seulement comme gardien de la paix, où l’économie est totalement séparée
de l’Etat comme l’est l’Eglise… »
Tout y est dit, ou presque. Car manquent quelques précisions capitales. En
posant le primat du « principe d’identité » (les fameux « A est A » et «
l’existence existe » de Galt), la raison découvre que la réalité est régie
par celui de « causalité » (tout est enchaînement de causes entraînant des
conséquences). Et il y a les mots qui fâchent. Exister d’abord pour son
propre compte renvoie à « un nouveau concept de l’égoïsme », « rationnel »,
ni prédateur ni indifférent aux autres, faisant de l’altruisme (« vivre pour
les autres ») l’ennemi public n° 1. Et son capitalisme est le fait des
créateurs de richesses et des entrepreneurs prenant des risques, non d’une
oligarchie de rentiers.
Mais ça n’aurait pas aussi bien marché si Rand n’avait choisi la fiction
pour illustrer sa conception héroïque de l’homme. Et chez cette guerrière des
idées répugnant au compromis et au dialogue a également joué le caractère
carré et proactif de son message – un appel au sens commun et à la fibre
patriotique d’un public en quête d’un « sense of life » mobilisateur. Cet
aspect très « américain » aurait pu nuire à la diffusion de ses idées hors
des Etats-Unis. Il n’en fut rien. Ses ouvrages ont été traduits dans une
vingtaine de langues et vendus à plus de 20 millions d’exemplaires dans le
monde.
Seul, le petit village gaulois muré dans son exception culturelle
anticapitaliste a longtemps boycotté Ayn Rand. En 1993, la traduction de The
Virtue of Selfishness passe inaperçue, et en 1997, la réédition de La source
vive (Plon) n’attire l’attention qu’au prix de contresens de type « Harlequin
». Si celle de La vertu d’égoïsme en 2008 a plus de succès, il faut attendre
2011 pour que s’ouvre vraiment une brèche lorsque Atlas Shrugged est enfin
traduit aux Belles Lettres sous le titre La Grève, favorablement reçu et
salué.
La riposte caricaturalement bien-pensante ne tarde pas avec, dès 2012, La
haine froide (haine = Ayn !) de Nicole Morgan, puis le Plaidoyer pour
l’altruisme de Mathieu Ricard (2013), résumant le propos de Rand à « moi, moi
et moi » ou « les autres sont des moyens pour arriver à mes fins ». Mais,
pour cette rentrée 2015, divine surprise : dans L’Égoïsme (Autrement), le
philosophe Dominique Lecourt consacre tout un chapitre à promouvoir l’«
égoïsme rationnel » de Rand en sujet philosophiquement digne du plus grand
intérêt. Malgré quelques regrettables erreurs (Rand n’est certes pas de «
confession juive », ni « libérale au sens américain »), c’est en France la
première fois qu’un intellectuel « mainstream », de gauche de surcroît,
reconnaît sans biais la puissance singulière de la pensée randienne.
Aller au-delà de cette amorce de réception positive en prenant au sérieux
bien d’autres idées de Rand, ce sera pourtant une autre histoire. Car nombre
de leurs applications vont droit contre les dogmes idéologiques d’une France
parfois si proche de la démocratie populaire de La Grève, et qui en souffre tant.
Le principe de causalité relégitime une éthique agissante de la
responsabilité individuelle imposant d’assumer toutes les conséquences de nos
choix. Et justifie que l’on mérite d’intégralement et librement disposer de
ce qui est gagné dans l’accomplissement du travail créatif de l’esprit – pour
en tirer une fierté et une vraie estime de soi immunisant contre le «
consentement des victimes » à cette « culpabilité imméritée » et «
sacrificielle » inoculée de partout. Le réalisme du principe d’identité (« A
est A » !) et la réhabilitation de l’idée de nature humaine opposent un
salutaire contre-feu au relativisme post-moderne en vogue d’une «
déconstruction » pour qui tout n’est que fallacieuse « construction sociale
». Et ne serait-il pas temps de s’inspirer de la critique des « guerres
altruistes » sans intérêts vitaux en jeu ?
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