Les
événements récents et l’intensification de la
crise posent un certain nombre de questions auxquelles je vais essayer de
répondre dans une série d’articles. Il s’agit d’essayer
de comprendre sur quelles bases on justifie habituellement le modèle
financier et bancaire actuel. Pour ce faire, il est nécessaire
d’expliquer quel est le fondement théorique sur lequel
s’appuient des politiques monétaires basées sur la
création monétaire et l’aide au système bancaire.
Les banques
centrales s’inspirent toutes d’un outil analytique basique de la
théorie économique pour élaborer leurs politiques
monétaires. Il s’agit de la théorie
quantitative de la monnaie. Selon cette théorie, le niveau des
prix dépend de la quantité de monnaie offerte sur le
marché.
Cette relation
entre prix et monnaie a été initialement observée par
Nicolas Copernic (1473-1543), Martin de Azpilcueta
(1493–1586), et Jean Bodin (1530-1596) lors de l’afflux massif en
Europe de métaux précieux venus des Amériques au
XVIème siècle. L’abondance soudaine d’or et
d’argent avait conduit à une hausse apparemment
généralisée des prix partout en Europe. Cependant, les
auteurs mentionnés se sont aperçus à
l’époque que la hausse des prix variait en intensité
selon la quantité relative de métaux d’un marché
à l’autre. Les marchés ayant reçu plus d’or
et d’argent, tels que l’Espagne et le Portugal,
présentaient une inflation des prix plus
accélérée que d’autres pays ayant eu un
accès plus difficile à cette manne métallique, comme ce
fut le cas des pays du Nord de l’Europe.
Les
économistes néoclassiques du
début du XXème siècle, comme Irving Fisher (1867-1947),
se sont concentrés sur cette relation entre prix et monnaie au point
d’établir une relation directement proportionnelle entre niveau
de prix et quantité de monnaie. Ainsi, si la quantité de
monnaie augmente de 10% à un moment donné, alors le niveau de
prix devrait augmenter proportionnellement de 10%.
La conclusion
de ces économistes était donc de dire que la monnaie est neutre par rapport à
l’économie dite réelle. Autrement dit, la politique
monétaire n’aurait aucun effet réel sur la production de
biens et services autre que de provoquer une variation du niveau des prix de
ces biens et services.
Le
règne de la version « neutre » de la
théorie quantitative de la monnaie vole en éclats lors de la
crise de 1929 et la longue dépression qui suivit. John M. Keynes
(1883-1946) défend alors dans son Traité
sur la Monnaie (1930) et sa Théorie Générale (1936)
que la politique monétaire peut avoir un impact réel sur la
production des biens et services. Les prix nominaux (c’est-à-dire, en termes de monnaie) des facteurs de production, en
particulier ceux du travail, seraient plutôt rigides par rapport aux
variations monétaires.
Ceci donnerait
donc à l’État les moyens de mener une politique
monétaire active afin de stimuler la reprise économique. Selon
Keynes, si les prix nominaux ont
tendance à être rigides, les prix réels
(c’est-à-dire, en termes de pouvoir d’achat) ne le
seraient pas. L’idée serait alors d’utiliser la politique
monétaire afin de fournir aux entreprises les moyens financiers de
maintenir les salaires nominaux, voire de les augmenter, tout en
bénéficiant d’une dévaluation de ces mêmes
salaires par le biais de l’inflation des prix. Les salariés
seraient alors obligés de dépenser plus d’argent pour la
même quantité de biens, voire pour une moindre quantité,
ce qui augmenterait les recettes des entreprises et justifierait ainsi leurs
« investissements ». Ce rapport positif entre
inflation, emploi et croissance a été théorisé
plus formellement dans le fameux concept de la courbe de Phillips (1958).
La courbe de
Phillips fut cependant l’objet des critiques du prix Nobel Milton Friedman
(1912-2006) dans les années 1970 lorsque le phénomène de
stagflation (inflation avec chômage et croissance quasi-nulle)
apparaît en Occident.
Cet
économiste va alors ressusciter la théorie quantitative de la
monnaie, sous une nouvelle formule. Pour lui, la relation positive entre
emploi et inflation ne s’avère réelle qu’à
court-terme. A long-terme, les travailleurs s’aperçoivent de
leur perte de pouvoir d’achat et demandent des réajustements.
Cela va neutraliser la politique
monétaire préconisée par les Keynésiens.
Pourtant,
Friedman ne pense pas inutile toute politique monétaire. Dans son
ouvrage, écrit en collaboration avec Anna Schwarz (Une histoire monétaire des
États-Unis, 1963), il constate que les producteurs ont vu leurs
sources de crédit s’assécher un peu avant et pendant la
crise de 1929. Sans crédit, les producteurs ne pouvaient ni initier ni
même continuer leurs projets de production par manque des capitaux
nécessaires.
Il conclut alors que la
neutralité de la monnaie peut être maintenue, sans effet
inflationniste majeur, si l’offre monétaire augmente au
même rythme que le potentiel de croissance de l’économie.
Il serait même souhaitable d’utiliser la politique
monétaire pour maintenir un accès permanent au crédit
à ces producteurs.
Néanmoins,
les travaux des nouveaux économistes classiques,
surtout ceux de Robert E. Lucas (1937), ont révélé vers
la fin des années 1970 et début des années 1980
qu’une politique monétaire d’ajustement comme celle
préconisée par Friedman avait ses limites.
Une fois que
le public anticipe la politique monétaire du gouvernement, elle serait
aussi neutralisée au niveau du crédit, où la demande de
réajustements de prix serait également présente. Par
conséquent, au lieu de cibler une croissance stable de la masse
monétaire, les banques centrales devraient cibler les taux
d’intérêt puisque ceux-ci entrent directement dans les
évaluations des projets des entrepreneurs. Pour stimuler la
production, il ne suffirait donc pas de fournir du crédit en
abondance, mais que les taux d’intérêts soient
suffisamment attractifs pour les producteurs et qu’ils évitent,
en même temps,
l’inflation.
Si les banques
centrales ont pris note de ces différentes positions, les
résultats de leurs politiques sont loin d’être
satisfaisants.
Les pressions
inflationnistes s’intensifient, l’abondance de crédit ne
débouche pas sur un processus de croissance soutenu, et le spectre du
chômage de masse continue de rôder.
Cela n’a
rien de surprenant car les banques centrales, comme les principaux courants
actuels de la science économique, ignorent un outil théorique
fondamental. Cet outil est capable d’expliquer ces
phénomènes de redistribution de pouvoir d’achat qui
suivent les manipulations monétaires et qui semblent résister
à toute explication rationnelle.
Les prochains
articles aborderont les effets dits de Cantillon afin d’expliquer les
limites des politiques monétaires actuelles et la dynamique des cycles
économiques.
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