1. Définition de la monnaie.
Vilfredo Pareto (1848-1923) a défini dans son Cours d'économie
politique (1896-97) ce qu'on dénommait
alors "monnaie" d'une façon presque parfaite.
"Parfaite" parce qu'il n'employait que des mots de la théorie
économique tirés de la réalité et ne faisait pas référence à la rhétorique
croissante - au mauvais sens du terme - qui commençait à ensevelir l'économie
politique (à commencer par, par exemple, les fonctions de la monnaie
pour définir celle-ci).
Sa définition de la monnaie était la suivante :
"Une marchandise en laquelle s'expriment les prix des autres
marchandises, est un numéraire ou une monnaie.
Le numéraire se distingue de la monnaie en ce que la monnaie intervient
matériellement dans les phénomènes économiques, et le numéraire n'intervient
pas matériellement" (ibid.
§269).
Bref, la monnaie était alors une marchandise dénommée "monnaie".
2. Prix en monnaie, quantité de
monnaie unitaire et taux d'échange.
"Presque parfaite" était la définition de Pareto car les prix
dont il parlait et qui étaient des prix en monnaie des marchandises (sous
entendu d'équilibre), étaient aussi, autre façon de parler théorique, des
quantités de monnaie unitaires convenues, i.e. des taux d'échange de quantités
de marchandise et de monnaie convenus.
Tous ces éléments étaient des résultats de l'action d'échange des personnes
juridiques physiques, objet que Pareto expliquait donner à l'économie
politique dans son Cours.
Bref, Pareto faisait référence au passé, à l'ex
post, non pas à l'avenir, à l'ex ante, de celui qui décide et mène
l'action.
Il était ainsi cohérent avec ce qu'il avait annoncé au début de son Cours.
2.a.
Remarque: ex post et ex ante.
Soit dit en passant, l'échange des marchandises en
propriété des personnes juridiques physiques amène à s'interroger sur
l'alternative introduite par Aristote entre "ex post" et "ex ante".
Gilles Deleuze, en philosophe qu'il voulait être, y est revenu en ces termes:
"Enfin nous pressentons que l’antécédence, ce qu’Aristote appelait déjà
l’avant et l’après, bien qu’il n’y ait pas ici d’ordre du temps, est une
notion compliquée :
les définissants ou les raisons doivent précéder le défini, puisqu’ils en
déterminent la possibilité, mais c’est seulement suivant la « puissance », et
non pas selon l’acte, qui supposerait au contraire l’antécédence du défini.
D’où justement l’inclusion réciproque, et l’absence de tout rapport de
temps" (Deleuze, 1988, pp.57-58)
En conséquence, l’alternative « ex post-
ex ante » est indépendante
de la prise en considération, ou non, du temps ou de la durée.
Le fait est que, longtemps, l'alternative n'avait pas été retenue par
les économistes.
Ce n'est qu'au milieu du XXème siècle qu'elle a été prise en considération
dans le cadre de l'économie politique en relation avec l'introduction des
espérances de prix en monnaie des marchandises et par opposition aux prix
observables passés des marchandises échangées...
G. Myrdal et E. Lindahl l'ont remise à l’ordre du jour économique dans la décennie
1930, en certains pays, en conséquence des travaux de Knut Wicksell (cf. Uhr,
1960, p.313, Sandelin,
2013, p.188).
Et D.M. Lamberton (1971) a associé curieusement l'alternative "ex post - ex ante" d'Aristote,
sans s'y référer, à Myrdal et Lindahl dans l'édition "Penguin Modern
Economic Readings" (p.11).
Mais dans d'autres pays, l'alternative n'a pas été oubliée, comme en
France.
2.b.
Remarque: l'évolution de la réglementation monétaire.
Soit dit en passant, les billets en papier et les dépôts en compte dans les
banques qu'ont été les "substituts de monnaie bancaires" étaient
des contrats monétaires assis sur des quantités de marchandise monnaie et
passés entre les entrepreneurs -qu'étaient les banquiers- et les non
banquiers à certaines conditions.
La réglementation qu'a été l'interdiction des contrats monétaires qui a
été décidée à partir de la décennie 1930 par les hommes de l'Etat, a consisté
à faire prendre les substituts de monnaie bancaires réglementés, de fait
désormais sans assise, pour de la monnaie fiduciaire ou papier, comme s'ils
étaient de la marchandise monnaie.
Cette réglementation monétaire n'a aucune justification.
Simultanément, la marchandise monnaie a disparu de la circulation.
3. Taux d'échange et ophélimités.
Reste que les quantités de monnaie unitaires convenues étaient donc
elles-mêmes une façon de parler théorique des taux d'échange de quantités de
marchandise et de monnaie à quoi étaient convenues les personnes juridiques
physiques selon diverses méthodes (méthodes synallagmatique ou de marché).
Et, derrière les taux d'échange convenus, il y avait les
préférences (en termes d'utilité ou d'ophélimité) des personnes juridiques
physiques en question qui ne sauraient être oubliées.
3.a.
Remarque: la dénaturation de la théorie.
Soit dit en passant, la "théorie de la quantité de monnaie" qui
existait alors, et qui existe encore aujourd'hui, n'est pas une théorie de
l'explication de la quantité de monnaie, mais une théorie des variations des
prix en monnaie en relation avec les variations de la quantité de
monnaie.
Et cette théorie a conduit des savants économistes à de graves erreurs,
celles qu'on supporte aujourd'hui.
A l'époque, la théorie de la quantité de la monnaie était une théorie d'une
logique imparable, à savoir:
- les prix en monnaie sont des quantités de monnaie unitaires convenus par
les personnes juridiques physiques,
- ils témoignent d'un changement de mains de l'ensemble des quantités
unitaires,
- ils témoignent donc d'une quantité en circulation de la monnaie, à chaque
instant: en d'autres termes, le tout et les parties vont de pair ;
- il en est ainsi à l'instant "t" ou d'un instant au suivant à la
différence près que les parties peuvent être plus ou moins nombreuses dans la
période et qu'en conséquence, la quantité de monnaie en circulation est plus
ou moins importante en chiffre à cause des phénomènes de
"thésaurisation" ou de "déthésaurisation" (cf. texte
de septembre 2014).
Aujourd'hui, il n'en est plus de même depuis la rationalisation de la théorie
du Pouvoir d'achat de
la monnaie (1911) par Irving Fisher - et le
succès qu'elle a connu auprès des hommes de l'Etat - et depuis la
réglementation de l'interdiction de la marchandise monnaie quelques temps
plus tard.
A sa façon, la vitesse de circulation de la monnaie, inconnue dans
l'"équation des échanges" qu'a introduite Fisher, prenait en
considération les passages dans la durée de la thésaurisation à la
déthésaurisation et, réciproquement.
La voie ainsi ouverte a amené à faire croire que la quantité de monnaie
réglementée était cause de la notion de "niveau des prix"
des échanges (puis des revenus avec les monétaristes et, en particulier,
Milton Friedman), d'une part et, d'autre part, du volume des échanges (puis
du revenu réel avec les mêmes qui ont introduit comme mesure le produit
intérieur brut de la comptabilité nationale).
Forts d'avoir contribué à détruire la marchandise monnaie -sans insister sur
le point-, des savants économistes se sont aussi faits forts, contre toute
attente, de faire varier la quantité de monnaie réglementée dans le sens
qu'ils jugeraient bon -en vertu de leur "mauvaise" compréhension de
la théorie de la quantité de monnaie-.
Aujourd'hui même, ils développent ainsi ce qu'ils dénomment le
"quantitative easing program" qui est une absurdité (cf. ce texte
d'octobre 2012).
Aucune raison économique valable ne justifie la démarche.
3.b.
Remarque : rareté des quantités ou non saturation des besoins/désirs.
Soit dit en passant, on peut se poser une question: les taux d'échange
convenus cachent-ils une rareté des quantités de marchandise ou de monnaie ou
bien peuvent-ils aller de pair avec une non saturation des besoins ou désirs
des personnes juridiques physiques?
Certains soutiennent le point, d'autres (un petit nombre) s'y opposent.
Ceux qui soutiennent le point vont même au-delà en préconisant une
augmentation de la quantité de monnaie pour augmenter la production des
marchandises et le revenu réel des personnes juridiques physiques sous
prétexte que la quantité de monnaie serait trop rare à leurs yeux.
La rareté de quantité n'est pourtant jamais qu'une expression de rhétorique
qui ouvre la voie à bien des énigmes insolubles.
Bref, elle n'explique rien.
Et il en est de même de la non saturation des besoins ou des désirs des
personnes juridiques physiques.
4. Pouvoir d'achat ou puissance
d'achat.
Pareto a encore juxtaposé à sa définition "presque parfaite" de la
marchandise monnaie, la réserve qu'il faisait au "pouvoir d'achat"
de la monnaie cher à beaucoup de savants économistes et dont il parlait en
termes de "puissance d'achat" de la façon suivante:
"Mais qu'est-ce alors que la puissance d'achat, que certains auteurs
(par exemple J. St Mill, E. P. l,
liv. III, chap. l, § 2) font synonyme de valeur d'échange ?
Ce n'est, au fond, qu'une vague conception de l'ophélimité.
Pareillement, les anciens parlaient de corps pesants et de corps légers, et
ces termes sont encore en usage dans le langage ordinaire, mais la science
leur a substitue la notion plus précise du poids spécifique.
76. L'emploi du terme puissance d'achat a le grand défaut de rendre plus
facile une erreur que l'on n'est déjà que trop porté à commettre, en
confondant la valeur avec une propriété objective des marchandises." (Pareto,
op.
cit. §§75-76 )
5. Pouvoir d'achat, achat potentiel ou risque d’achat.
Mais Pareto ne se préoccupait pas pour autant du fait que le pouvoir d'achat de
la monnaie en question portât sur le passé et ne dût pas porter sur l'avenir.
Il s'avère qu'avec Irving Fisher (1911), le pouvoir d'achat de la
monnaie a été considéré porter explicitement sur l'avenir (cf. ce texte de juin
2014).
Il faut le regretter.
Le pouvoir d'achat de la monnaie était en vérité, implicitement, une
notion ex post dans la
démarche de Fisher qui limitait les définitions qu'il avait données
précédemment.
Mais, sans y prêter attention, l' ex post
est devenu, sous sa plume, ex ante
en relation avec les prévisions qu'il a proposées, ce qui était une
incohérence de sa démarche.
Le pouvoir d'achat de la monnaie est devenu alors synonyme d'achat potentiel
pour ne pas dire, selon la mode actuelle en cours, de risque d'achat.
6. Vendabilité, pouvoir de vente et
vente potentielle.
Nous étions ainsi à cent quatre-vingts degrés de ce que Carl Menger
(1840-1921) écrivait en 1892 quand il disait que la monnaie était la marchandise
la plus vendable contre les autres marchandises.
Ludwig von Mises (1881-1973) le reprendra à l'occasion de son "théorème de régression".
Dans le but d'expliquer la monnaie, Carl Menger avait
constaté que, dans le passé, depuis l'origine, des marchandises avaient donné
lieu, chacune, à une marchandise vendue aisément, pas toujours la même selon
les temps et les espaces, qu'il était quotidien de dénommer
"monnaie".
Il l'admettait vendable aisément dans l'avenir et y voyait, à juste
titre, une marchandise vendable.
Au lieu de marchandise vendable ou de vendabilité de la marchandise
dénommée "monnaie", Menger aurait pu faire intervenir la
"puissance de vente", le"pouvoir de vente" ou la
"force de vente" de la monnaie ainsi cernée, autant de synonymes.
Derrière le mot "vendable", se cachent, en
effet, implicitement le pouvoir de vente d'une marchandise, la vente
potentielle...
Soit dit en passant, il est difficile d'admettre qu'il l'admettait vendable
aisément dans l'avenir et d'y voir une marchandise vendable dès lors qu'on
fait intervenir les réglementations des hommes de l'Etat.
.
Remarque: pouvoir de vente ou pouvoir d'achat.
Soit dit en passant, on ne peut que regretter que, par la suite, ces mots
aient été préemptés par ceux de pouvoir d'achat, d'achat potentiel de la
monnaie ou de la marchandise: on ne sait d'ailleurs plus trop s'il s'agit de
monnaie ou de marchandise étant donné la rhétorique au mauvais sens du terme
employé.
En quoi ce dérapage est-il important pour l'économie politique?
Tous les mots nous situent dans la rhétorique au mauvais sens du terme, pour
des raisons différentes, et non plus dans la théorie.
Rappelons Robert Solow:
« Pour un lecteur moderne sérieux, la rhétorique est sans pertinence ou,
pire, induit en erreur ou, pire encore, trompe intentionnellement » ( R.
Solow, hiver 2013-14, p. 911).
Et les hommes de l'Etat vont mouler leurs actions dans ces erreurs pour les
faire aboutir à ce qu'ils désirent et n'hésiteront à multiplier les
réglementations infondées.
On est loin de toutes les condamnations économiques qu'on peut donner à la
démarche en suivant, par exemple, ce qu'en disait Rothbard, 1962
, chapitre 11 (cf. texte d'octobre dernier).
7. Attention aux "-ables".
Pour rester dans les mots de la théorie tirés de la réalité et non pas dans
ceux de la rhétorique au mauvais sens du terme, il faut se replacer ex ante, dans le cas où on se situe
implicitement quand on emploie les mots "-ables" ou les mots
"pouvoir" ou "potentialité".
A priori, un mot en
"-able" ne prend en considération que l'avenir.
Il ne devrait jamais être pris pour faire référence au passé, sauf dans le
cas où on se place dans le cadre d'un futur antérieur.
En vérité, il y a eu au départ une confusion à condamner entre le passé et l'avenir
qui procédait du fait qu'elle consistait à mettre l'avenir sous le chapeau du
passé!
La démarche de Fisher a été exemplaire sur ce point et on ne peut que
s'étonner qu'elle continue à être envisagée aujourd'hui.
.
Remarque: "-ables" ou "-ismes".
Soit dit en passant, il y a trente cinq ans, Henri Guitton, professeur de
sciences économiques à l'université de Paris I Sorbonne, s'en prenait
aux "-ismes" dans son ouvrage De l'imperfection
en économie.
Il concluait le livre avec, en particulier, ces mots:
"Il s'agissait de savoir ce qu'était l'objet de l'économie politique.
La question reste actuelle, toujours la même, bien qu'elle s'exprime en termes
nouveaux.
Je me demande aujourd'hui si l'opposition que j'avais proposée entre
- 'l'économie politique à l'image des sciences physiques' et
- 'l'économie politique science de l'action humaine'
ne garde pas sa valeur, mais dans l'atmosphère renouvelée par l'épistémologie
contemporaine qui nous a permis de lever certaines ambiguïtés."
(Guitton, 1979, p.225)
Il était un des rares économistes de l'époque à ne pas mettre de
côté l'école de pensée économique autrichienne dont l'hypothèse de
départ est l'action humaine.
8. Un dernier mot: l'action humaine.
Bref, à l'opposé de ce qu'a écrit Pareto (cf. en complément ce texte de décembre 2013)
et plutôt que les notions théoriques ex
post de résultats de l'action humaine qu'il
privilégiait, il faut faire intervenir les notions théoriques ex ante de "profit attendu avec
incertitude" de la personne juridique physique et de "coût"
que cette dernière donne à son action d'échange.
On peut à cette occasion se souvenir que Frédéric Bastiat avait effleurées en
ces termes l'action d'échange pour introduire la marchandise monnaie:
"C'est pourquoi, dès l'origine même de la société, on voit les hommes
faire intervenir dans leurs transactions une marchandise intermédiaire, du
blé, du vin, des animaux et presque toujours des métaux.
Ces marchandises remplissent plus ou moins commodément cette destination,
mais aucune ne s'y refuse par essence, pourvu que l'Effort y soit représenté
par la valeur, puisque c'est ce dont il s'agit d'opérer la transmission.
Avec le recours à cette marchandise intermédiaire apparaissent deux
phénomènes économiques qu'on nomme Vente
et Achat." (Bastiat, L'échange, 1850).
Entre la rhétorique et la théorie, il n'y a donc pas à hésiter, c'est la
théorie fondée sur l'action humaine qui doit être privilégiée et
devrait arriver à s'imposer.