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Introduction par Aurélien Biteau
Yves Guyot
(1843-1928), économiste et homme politique, fait partie des grandes
figures du libéralisme français du XIXe siècle. Si ses
textes économiques sont bien moins prestigieux que les œuvres de
Say, de Bastiat ou encore de Molinari, sa
participation active dans la vie politique de la France sous la IIIe
République (il fut plusieurs fois ministre) et ses commentaires
pertinents sur l’expansion du socialisme et sa triste comédie
à travers le syndicalisme et la SFIO (La Comédie socialiste,
1897 ; Sophismes socialistes, 1908) en font un écrivain incontournable
du libéralisme à la française.
Son plus grand
apport pour nous, hommes contemporains, est de donner une vision tout
à fait inconnue des Français, de la réalité
historique du capitalisme en France au XIXe siècle, si loin des
caricatures socialistes, et de présenter une image bien moins
idyllique du socialisme et de ses figures, telles Jean Jaurès, que
celle qui a pu triompher et s’ériger en mythe, et qui a encore
cours aujourd’hui.
Mais avec La Morale de la concurrence,
c’est à tout autre chose que s’essaye Yves Guyot.
Publié en 1896, ce court texte, davantage philosophique, cherche
à prouver que la concurrence est devenue le grand ressort moral des
civilisations modernes. Yves Guyot part du constat que nulle religion et
nulle œuvre philosophique n’ont pu permettre d’adoucir le comportement
des hommes et de les obliger à agir moralement. Les religions et les
philosophes ont pu donner à l’humanité des principes
moraux, mais ceci ne s’est jamais avéré suffisant. Les
récompenses et les punitions promises par les religions se trouvant
au-delà de la mort et les philosophes ne garantissant ni les unes ni
les autres, les hommes n’ont pu saisir l’intérêt de
l’action morale et s’y adonner.
Tout change
avec l’avènement des civilisations modernes, fondées sur
l’économie de marché et la libre concurrence. En effet,
par les avantages et les sanctions immédiates qu’elles offrent,
les hommes sont poussés à agir selon des préceptes que
l’on reconnaîtra comme moraux. La concurrence contraint les
individus à servir autrui afin de réaliser leurs propres
intérêts. Pensez à votre boulanger par exemple : pour
gagner sa vie et satisfaire ses intérêts, il n’a
d’autres choix que de produire le meilleur pain qui puisse satisfaire.
S’il échoue, ses clients se détourneront de lui et iront
dans une autre boulangerie. Toutes les industries du capitalisme se doivent
de satisfaire le principe d’altruisme : il faut porter attention
à autrui, à ses intérêts, à ses besoins,
afin de pouvoir l’attirer vers ses produits (1er extrait ci dessous) ?
Souvent
comparé à la guerre, la concurrence se trouve être fondée
sur des principes totalement différents. Les vertus du guerrier
s’acquièrent par la destruction de l’autre. Les vertus du
commerçant et de l’entrepreneur s’acquièrent par la
satisfaction des intérêts d’autrui et donc par son
enrichissement (2e
extrait).
Mais si la
concurrence est un ressort moral, ses adversaires ne peuvent que le bloquer.
Et en effet, que réclament les protectionnistes si ce n’est de
restreindre et de limiter les qualités de leurs concurrents au profit
de leurs propres faiblesses ? Que cherchent les socialistes si ce n’est
la restauration des corporations d’Ancien Régime, autre forme de
protectionnisme ? Socialistes et protectionnistes sont de la même
famille intellectuelle et morale : ils utilisent la liberté
politique pour détruire la concurrence. Ce sont les agents du
désordre moral (3e
extrait).
L’altruisme professionnel (1er
extrait)
Extrait de La morale de la concurrence, ch. III, 1896.
Par Yves Guyot
Dans les
civilisations les plus avancées en évolution, la France,
l'Angleterre, les États-Unis, la grande majorité des individus
est employée à des fonctions productrices : agriculteurs,
industriels, banquiers, commerçants ; je comprends, dans ces
fonctions, les médecins, qui produisent de la santé ; les
avocats et autres gens de basoche, qui produisent de la
sécurité dans l'exécution des contrats.
Le producteur
ne produit pas pour lui, il produit pour les autres. Donc, sa première
obligation est de chercher, non ce qui flatte ses goûts, ses fantaisies
et ses caprices, mais ce que désirent ceux à, qui il s'adresse
et dont il veut conquérir la clientèle.
Il n'a donc
pas besoin de se faire altruiste par obligation pénible et par effort.
Il n'a pas besoin de se répéter : « Ton obligation morale
t'ordonne de penser aux autres. »
Son propre
intérêt l'oblige d'y penser. Il ne peut faire de
bénéfices qu'à la condition de leur donner le plus de
satisfactions possibles. Il se préoccupe de leur bien-être
à tout instant, et il ne demande même pas à
l'humanité la moindre reconnaissance pour le mal qu'il se donne pour
elle.
Bien plus. Il
ne trouvera pas mauvais qu'un concurrent essaye de faire mieux que lui ; et
il s'efforcera de le surpasser en qualité et en bon marché,
pour le plus grand profit de tous les inconnus qui ont besoin du produit
qu'il fabrique à leur intention.
Son sentiment
embrasse l'humanité tout, entière. Il ne se borne pas seulement
à essayer de faire jouir de ses produits ses compatriotes, il
s'efforce de les envoyer, sur tous les points du globe, à des peuples
dont il ne connaît même pas le nom et qu'il élève,
par cet échange, d'un degré dans la civilisation.
A
côté de l'industriel, altruiste par nécessité, se
trouve un autre altruiste qui n'agit que pour les autres, c'est le
commerçant. Souvent il suggère à l'industriel
telle ou telle nouvelle production. Il cherche sur tous les points du monde,
tous les désirs auxquels il peut répondre. Il n'attend pas
même qu'ils se soient manifestés, il les provoque.
Le marin, qui
part par la brume, par la tempête, qui passe ses nuits sur le pont
ruisselant sous les embruns glacés, ne voyage pas pour son
agrément, mais pour fournir à des populations,
séparées par les mers, les objets que les uns veulent vendre et
que les autres désirent acheter, ou pour transporter des voyageurs que
leurs plaisirs ou leurs intérêts engagent à se
déplacer d'un point à un autre.
Des gens ont
travaillé et, au lieu de dépenser tout ce qu'ils gagnaient, ils
se sont privés et ont fait des épargnes ; ces épargnes,
ils ne les gardent pas chez eux, dans la cassette d'Harpagon ; ils les
prêtent à un industriel, à un commerçant, à
un constructeur de navires. Au risque de les perdre, ils les confient
à des tierces personnes pour qu'elles en fassent elles-mêmes
usage au profit d'autres personnes, en les transformant en instruments de
production et en produits.
Toutes ces
personnes sont à la recherche de ce qui pourrait le mieux convenir aux
gens pour qui elles travaillent et épargnent. Le transporteur maritime
s'ingénie tous les jours à assurer à ses passagers plus
de sécurité et de confortable. Le capitaliste cherche tous les
jours les moyens de permettre aux gens qui ont besoin de capitaux de les
obtenir de la manière la plus avantageuse. Le négociant cherche
par quelles combinaisons il pourrait bien trouver de nouveaux clients,
c'est-à-dire rendre service à plus de personnes. Le producteur
cherche à produire toujours à meilleur marché et mieux,
de manière à fournir aux besoins d'un plus grand nombre de
personnes, dans de meilleures conditions.
Que font
toutes ces personnes ? Elles font de l'altruisme ; et leur altruisme est
obligatoire. Elles ne peuvent vivre qu'à la condition de le pratiquer
avec une ardeur constante. Si l'une d'elles oublie un moment son devoir, elle
est frappée d'une sanction immédiate : car, à
côté d'elle, il y a des concurrents qui, plus
pénétrés de leurs obligations, plus actifs, ne se
relâchant pas, prennent l'avance ; et elle doit disparaître ou
faire de nouveaux efforts de sacrifice et de dévouement pour les
rejoindre et les dépasser. Mais la plupart de ces concurrents
continueront aussi leurs efforts ; et tous ces efforts combinés ont
toujours, de la part de chacun de ceux qui les font, pour résultat,
l'avantage des clients.
Il y a un
fait, dont beaucoup de ceux qui se sont engagés dans cette action, ne
se rendent pas bien compte. Dans un régime de liberté
économique, le producteur et le commerçant ont toujours plus
besoin du client que le client n'a besoin d'eux.
Le client peut
aller chez le voisin ; ils doivent employer toutes les séductions pour
le retenir chez eux. Le client peut renoncer à tel ou tel achat.
Diogène lui prouverait que rien n'est indispensable ; il peut toujours
remplacer les objets les plus nécessaires à la vie par des
équivalents : à défaut de blé, il peut manger du
riz, des pommes de terre, des châtaignes, du seigle ; à
défaut de souliers, il portera des sabots ; son vêtement, il le
raccommodera et en prolongera la durée. Le producteur et le
commerçant, eux, doivent toujours écouler leurs produits, sous
peine de ruine. Il faut que le fermier se procure des ressources en vendant
sa récolte, dont la garde est onéreuse, encombrante et sujette
à des aléas, pour pouvoir payer son propriétaire,
labourer sa terre, la fumer, l'ensemencer et vivre en attendant de nouvelles
récoltes. Il faut que l'industriel vende pour amortir le capital qu'il
a emprunté, afin de construire son usine, pour payer les
intérêts du capital de ses commanditaires, pour payer à échéance
les engagements qu'ils a pris envers ses fournisseurs de matières
premières, pour payer chaque semaine ou chaque quinzaine ses ouvriers
; et sa grande préoccupation est de toujours avoir un
débouché assez grand pour alimenter son outillage et entretenir
son personnel.
A certains
moments, il travaillera à perte, il mangera une partie de ses gains
antérieurs, pour continuer à fournir à des clients des
produits au-dessous de leur prix de revient, afin de ne pas transformer son
outillage en vieille ferraille et de garder les ouvriers et les employés
qui, quelquefois, se comptent par milliers, et qui seraient ruinés
s'il ne faisait pas ces sacrifices, dont ils profitent en même temps
que les consommateurs.
Cet industriel
qu'on représente comme féroce, ce bourgeois qu'on
représente comme égoïste, concentre toutes ses
préoccupations, fait converger toutes ses combinaisons, d'un
côté, pour faire vivre des ouvriers et de l'autre
côté, pour conserver et augmenter ses clients. A certains
moments, il sacrifie le résultat de ses efforts antérieurs pour
leur plus grande satisfaction. Quelquefois il va jusqu'à la ruine, et,
au déclin de la vie, il se trouve avoir dépensé son
énergie, son intelligence, ses aptitudes professionnelles inutilement,
et être plus pauvre qu'à son début.
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