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Leo Strauss : « L'homme moderne est un géant aveugle »

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Publié le 26 novembre 2014
1938 mots - Temps de lecture : 4 - 7 minutes
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Rubrique : Fondamental

 

 

 

 

« Nous exagérons à peine lorsque nous disons qu'aujourd'hui la philosophie politique n'existe plus, sinon comme quelque chose qu'on enterre. » (La renaissance du rationalisme politique classique p. 23)

Leo Strauss est un émigré juif allemand qui s’est réfugié aux États-Unis dans les années 1930, la veille de l'arrivée d’Hitler au pouvoir, après avoir suivi les cours des philosophes Husserl et Heidegger. Il prend la nationalité américaine en 1945. Il a enseigné la philosophie politique à New York puis à Chicago. Son œuvre est une tentative de restituer le sens de la « philosophie politique classique » de Socrate et Platon jusqu’à l’aube du XVIe siècle, une philosophie qui s’articule autour des concepts de nature humaine et de droit naturel.

La grande question qui traverse son œuvre est la suivante : comment le nihilisme s'est-il propagé et a-t-il dominé l'Europe à partir de l'entre-deux guerres ? Leo Strauss cherche d'abord à déterminer les racines philosophiques de cette crise de l’Occident, puis il propose un antidote radical, qu’il trouvera dans le retour à la tradition philosophique de Socrate et de Platon.

Les trois vagues de la modernité

L'explication que donne Leo Strauss à la crise de l'Occident tient dans l'éducation et dans la philosophie de l'histoire enseignée en Allemagne, qu’il appelle l’« historicisme ». On peut définir l'historicisme comme la négation de toute norme transcendante pour juger le réel puisque toutes les normes sont à penser comme historiques et relatives. Toute pensée serait historiquement située et ne ferait qu’exprimer son époque. Selon Leo Strauss, l'historicisme est l'affirmation selon laquelle « toute pensée humaine est historique et par là incapable d'appréhender quoi que ce soit d'éternel ». (Droit naturel et histoire, p. 24).

Au XXe siècle, la philosophie historiciste allemande, qui culmine avec le positivisme des sciences sociales en est arrivé au point de ne plus pouvoir distinguer entre un régime droit et un régime dévié : «  une science sociale qui ne peut parler de la tyrannie avec la même assurance que la médecine, par exemple lorsqu’elle parle du cancer, ne peut comprendre les phénomènes sociaux dans leur réalité. Elle n’est donc pas scientifique. » (Correspondance avec A. Kojève). Selon Strauss l'historicisme porte en son sein le nihilisme européen conceptualisé par Nietzsche et Heidegger : il n’existe plus de critère éthique indiscuté à partir duquel on puisse juger et évaluer les actions humaines. Pour comprendre cette cécité, il entreprend de faire une généalogie de la modernité.

1° Le droit naturel moderne

La première vague de la modernité substitue l’intérêt à la vertu et fonde le droit sur le fait. Machiavel rejette la vertu comme fin de la société. Il propose alors un substitut amoral à la moralité, comme moteur de l’action : les passions.

Selon Strauss, Hobbes et Locke achèvent la première vague de la modernité en prolongeant Machiavel. Ainsi chez Hobbes, le droit naturel est déduit du comportement réel des hommes. Il le fonde non dans la fin de l'homme mais dans ses origines (l'état de nature). Or l'analyse montre que ce qui domine chez l'homme, ce n'est pas la raison mais la passion. Le droit naturel doit alors être déduit de la passion la plus puissante, c'est-à-dire la peur de la mort violente du fait d'autrui. Cette peur traduit la plus forte et la plus fondamentale des aspirations naturelles : le désir de sa propre conservation. Tous les devoirs dérivent de ce droit inaliénable de tous les hommes à la vie.

Mais pour que les idées modernes de Machiavel et de Hobbes acquièrent la respectabilité, il faudra le travail de Locke et la découverte d'un nouveau substitut à la vertu : l'intérêt. Si Locke et Smith adoptent l'intérêt comme ressort de la société, ce n'est cependant pas dans un but purement utilitariste et matérialiste, c'est essentiellement pour créer les conditions de la liberté de l'individu et pour garantir ses droits.

2° La philosophie de l'histoire et l'historicisme

La deuxième vague de la modernité se caractérise par la substitution de l'histoire à la nature, c’est-à-dire la confusion du fait et du droit. Selon Strauss, la philosophie de l'histoire hégélienne constitue l'une des figures les plus achevées de l'historicisme. En effet, avec sa théorie de « la ruse de la raison », Hegel pose que dans l'histoire « tout s'est déroulé rationnellement », y compris ce qui semble irrationnel et absurde, passions, guerres... Dans cette perspective, le cours de l'histoire est nécessaire, rendant impossible la distinction entre être et devoir-être puisque tout ce qui arrive devait arriver de toute éternité.

L’historicisme affirme l’idée d’un mouvement inéluctable de l’histoire. Il conduit nécessairement au triomphe de l’amoralisme. Sous la plume de Hegel « le cours du monde est le tribunal du monde » et le « rationnel » n’a de compte à rendre qu’au « réel ». Pour Marx, est « moral » tout ce qui contribue à l’émancipation politique du prolétariat et à l’avènement du communisme. Plus tard, d’autres tiendront pour « moral » ce qui renforce l’autorité de la nation ou la supériorité de la race. 

3° Les sciences sociales et le positivisme

Cette dégradation du politique s’est trouvée fortifiée par un autre phénomène : l'avènement des sciences sociales positives au cours du XIXe et du XXe siècle. L'historicisme, dans ses variantes, n'est pas la seule négation possible de toute philosophie éthique et politique. Il en est une autre, conduite au nom de la différence entre faits et valeurs et que Strauss identifie dans le positivisme de Kelsen et surtout de Weber à qui il consacre un chapitre de Droit naturel et histoire. Tout en reconnaissant en Weber le plus grand sociologue moderne, Strauss attaque sa « neutralité axiologique », c'est-à-dire la séparation établie par lui entre la « sphère des faits » seule accessible à l’entendement scientifique et la « sphère des valeurs », subjective et arbitraire. Selon Weber, l'opposition la plus essentielle de toutes est l’opposition entre l’être et le devoir-être, entre réalité et norme ou valeur. D'où sa conviction qu’il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-êtreLe positivisme est donc cette forme de pensée qui relativise tout et conduit à l’idée que « tout se vaut » et qu’aucune discrimination ou hiérarchisation des valeurs n’est en dernière instance légitime.

Le positivisme allemand ne récuse pas l'existence de principes invariables, non soumis à l'histoire, mais il affirme l'irréductible conflit de ces principes, rendant tout jugement de valeur nécessairement subjectif et individuel. « Si la notion de droit naturel est rejetée, résume Strauss, ce n'est donc pas seulement que l'on considère toute pensée comme historique; c'est aussi parce que l'on estime qu'il y a une pluralité de principes invariables du droit et du bien qui s'opposent entre eux sans que l'on puisse prouver la supériorité d'aucun. Telle est en substance la position adoptée par Max Weber. » (Droit naturel et histoire, p. 45). Léo Strauss conclut : « À notre sens, la thèse de Weber conduit nécessairement au nihilisme ou à l'idée que toute préférence, qu'elle soit mauvaise, vile ou folle, doit être regardée comme tout aussi légitime que n'importe quelle autre. » (Droit naturel et Histoire, p. 50)

Partie II

La philosophie politique selon les Anciens

De même que la philosophie cherche à répondre à la question de savoir quel est le meilleur genre de vie à mener, la philosophie politique est une recherche qui porte sur le meilleur régime à adopter. Léo Strauss part du principe qu’il existe des vérités éternelles, valeurs et vertus, qui ne dépendent ni d’une révélation, ni d’un héritage ou d’une tradition. Le droit naturel existe, indépendamment de l’histoire, mais il est toujours à découvrir.

C’est pourquoi la recherche de ce qui est juste par nature entre en conflit avec ce qui est considéré comme juste par convention. Le vrai s’oppose à l’opinion. Le philosophe est suspect car il remet en cause en permanence le bien-fondé des opinions et bouleverse le fondement des sociétés. La philosophie politique classique est guidée par la conviction qu’il existe un ensemble de vérités valant en tout temps et en tout lieu, qu’il est possible, par conséquent, d’en référer à des critères sûrs, universels, afin d’évaluer la validité respective des différentes formes de société. « Toute action politique est donc guidée par une certaine pensée de ce qui est meilleur et de ce qui est pire. Mais la pensée de ce qui est meilleur et de ce qui est pire implique une pensée de ce qui est bien. (…) On ne comprend pas les choses politiques telles qu'elles sont, si on ne prend pas au sérieux leur prétention, explicite ou implicite, à être jugées en termes de bien ou de mal, de justice ou d'injustice, c'est à dire si on ne les mesure pas à l'aune d'un critère quelconque du bien ou de la justice » (Qu'est-ce que la philosophie politique ? p. 16 et 17).

Autrement dit, pour qu'une philosophie politique soit possible, il faut donc que soit reconnue l'existence d'un décalage entre le réel et l'idéal, entre l'être et le devoir être ou encore entre le droit naturel et le droit positif. Or, c'est précisément cette condition de possibilité qui est niée dans l'historicisme et le positivisme. Comme il l’écrit dans Droit naturel et Histoire, le fait que l'idéal de notre société soit changeant, n'implique pas qu'il faille renoncer à « rechercher un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de notre société comme de tout autre ». Et il ajoute « le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est point totalement asservi à sa société ».

La philosophie politique est pour Léo Strauss indissociable de la notion de droit naturel, c'est-à-dire de la possibilité de se référer à un « étalon », transcendant le droit positif et capable de le juger. Or les sciences sociales achèvent d’une certaine manière ce mouvement de dissolution de la philosophie politique telle que l’entendaient les Anciens.

Critique

Comme l’a indiqué Murray Rothbard dans son Éthique de la liberté, la grande faiblesse des théories du droit naturel, de Platon et Aristote à Léo Strauss, est d’être profondément étatiste plutôt qu’individualiste. Pour cette conception classique du droit naturel, c’est l’État qui est la source du bien et de l’action vertueuse, les personnes étant complètement tributaires de l’action étatique. À partir de l’énoncé tout à fait correct d’Aristote selon lequel l’homme est un « animal social » et que sa nature se réalise au mieux dans la coopération sociale, les classiques ont sans la moindre justification sauté à une confusion quasi-complète entre « la société » et « l’État » et, de là, sur l’idée que l’État est le lieu principal de l’action vertueuse.

Locke ayant mis l’accent sur le fait que c’est l’individu qui est la source de toute action, l’agent moral qui pense, perçoit, choisit et agit, il en déduisit sa conception du droit naturel comme la reconnaissance par l’ordre politique des droits personnels naturellement possédés par chacun.

Conclusion

Nous avons vu que, selon la généalogie établie par Strauss, l’historicisme est l’aboutissement de l’abandon du droit naturel et de la crise de la philosophie politique. Il conduit à l'idée nihiliste que « toute préférence, qu'elle soit mauvaise, ville ou folle, doit être regardée comme tout aussi légitime que n'importe quelle autre ». Le développement de la société moderne, le progrès de la science et de la technique, a culminé avec la conception selon laquelle l'homme n'est plus capable, de manière digne de confiance, de distinguer le bien et le mal. Comme l’écrit encore Strauss, « l'homme moderne est un géant aveugle. » (La renaissance du rationalisme politique classique).

 

 

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Damien Theillier est professeur de philosophie. Il est l’auteur de Culture générale (Editions Pearson, 2009), d'un cours de philosophie en ligne (http://cours-de-philosophie.fr), il préside l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org).
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