L’analyse économique des décisions politiques met souvent à rude épreuve les facultés de réflexion de chacun. Le raisonnement économique, pour être juste, doit en effet aller au-delà de l’immédiatement visible pour saisir l’entièreté des conséquences d’une décision, si triviale ou évidente puisse-t-elle sembler. S’il est toujours plus aisé de revisiter le passé pour mieux le comprendre, l’analyse du discours politique gagnerait cependant en clairvoyance si journalistes et citoyens faisaient l’effort de sortir du visible pour tenter de discerner l’invisible.
À la fin du 19e siècle, Frédéric Bastiat, un économiste français aujourd’hui injustement oublié, publiait une série de petits essais intitulée « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Voici in extenso l’introduction écrite par l’auteur lui-même :
« Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. [1] De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à l'effet visible ; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir.
Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. — D'où il suit que le mauvais Économiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d'un grand mal à venir, tandis que le vrai économiste poursuit un grand bien à venir, au risque d'une petit mal actuel. »
Sus à la malaria !
Bastiat n’était hélas plus de ce monde lorsqu’eut lieu « Operation Cat Drop
En 1950, les Dayaks, un peuple habitant Bornéo, meurt de la malaria. Les responsables de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), préoccupés par leur sort, décident d’utiliser les grands moyens. Leur raisonnement est simple et semble parfaitement logique :
Fait numéro 1 : les Dayaks meurent de la malaria
Fait numéro 2 : le moustique est le principal vecteur de la maladie
Conclusion logique : éliminer les moustiques éradiquera la malaria.
Commence alors un vaste programme de pulvérisation de DDT, un puissant insecticide de l’époque. Les moustiques n’y résistent pas. Très rapidement, la malaria recule et les Dayaks reprennent espoir. Happy end ? Que nenni !
Toi, toi, mon toit…
Peu après, les toits des maisons des infortunés Dayaks ont commencé à s’écrouler sur la tête de leurs habitants. Le DDT n’avait en effet pas tué que les moustiques : il avait également liquidé une espèce de guêpe dont la caractéristique était de pondre ses larves dans le corps d’une chenille particulièrement friande du chaume qui recouvrait les huttes des Dayaks. Chenille qui, elle, s’est montrée insensible à l’insecticide. Pas de pot. Contaminés par le DDT via une pollution de la chaine alimentaire pour les uns, par ingestion directe pour les autres, les chats de certains villages se sont également mis à mourir. Les rats du coin, profitant de l’aubaine, se sont mis à proliférer et à manger les récoltes des Dayaks. L’OMS a alors décidé de parachuter des chats dans les villages pour remplacer les félins morts et reprendre le contrôle de la population de rats. Dans la version la plus catastrophique de l’histoire, ce sont plus de 14 000 chats qui ont été parachutés sur toute l’île. Une analyse nettement plus critique de l’histoire n’a trouvé la preuve que d’une vingtaine de chats parachutistes.
Que l’on croit à la version romancée de l’histoire qui circule aujourd’hui sur le net ou à la vingtaine de chats parachutistes, un effet secondaire inattendu de la pulvérisation du DDT est en tout cas avéré : l’effet sur les toits des habitations de ces braves gens.
Réexaminer les promesses des candidats…
La parabole des Dayaks nous incite en tout cas à la prudence. À force d’oublier – par paresse intellectuelle ou par commodité – de rechercher ce qu’il ne voit pas, le citoyen s’éloigne de plus en plus d’une vision objective de la réalité, et se prive de toute possibilité de se livrer à une analyse critique des propos tenus par les hommes politiques, notamment lors de la campagne électorale qui a battu son plein en France au cours des derniers mois. Je n’en prendrai qu’un seul exemple.
Ce qu’on voit : le président-candidat Sarkozy annonce à grand fracas qu’il va poursuivre et taxer les « exilés fiscaux » qui ont quitté la France pour payer moins d’impôts.
Ce qu’on ne voit pas : cette mesure est totalement inapplicable. D’une part, parce qu’il est impossible de faire la différence entre un exilé fiscal et quelqu’un qui s’en va légitimement à l’étranger exercer un travail ou créer une entreprise. Ensuite parce que cela impliquerait de renégocier tous les traités préventifs de double imposition signés par la France, et donc que tous les pays en question soient d’accord pour une renégociation. À moins de dénoncer complètement ces traités : mais dans ce cas, la double imposition appliquée aux entreprises françaises agissant dans ces pays risque de hâter la fin de ces champions du capitalisme français que le candidat Sarkozy appelle de ses vœux.
… et le discours politique en général
Chacun gagnerait donc à porter un regard plus critique non seulement sur le discours des candidats, mais aussi, de manière plus générale, sur l’action des politiciens. Hélas, la dichotomie entre le visible et l’invisible est exacerbée par un autre facteur : le premier est en général immédiat, sans nuances et facile à comprendre. Le deuxième requiert analyse et réflexion, et surtout, se manifeste avec un décalage temporel parfois important. Dans un monde saturé d’informations où l’instantané est devenu la règle, l’exercice s’avèrera de plus en plus difficile. Mais faute de nous y livrer, nous nous préparons des lendemains qui déchantent.