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Barthélémy-Pierre-Joseph-Charles
Dunoyer (1786-1862) fut journaliste, universitaire (professeur
d'économie politique), politicien, auteur de nombreux ouvrages sur la politique,
l'économie politique et l'histoire, membre fondateur de la
Société d'économie politique (1842). Il fut une figure
clé du mouvement libéral français classique de la
première moitié du dix-neuvième siècle, avec
Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Charles Comte, Augustin Thierry, et
Alexis de Tocqueville. Il a collaboré avec Comte à la revue Le Censeur et Le Censeur européen de la fin de l'empire
napoléonien au rétablissement de la monarchie des Bourbons.
Dunoyer et Comte ont combiné le libéralisme politique de
Constant (limites constitutionnelles du pouvoir de l'État,
gouvernement représentatif), le libéralisme économique
de Say (laissez-faire, libre-échange), et l'approche sociologique de
l'histoire de Thierry Constant, et Say (analyse de classe et théorie
de l'évolution historique de la société aboutissant
à la société de libre marché). Ses principaux
ouvrages sont L'Industrie et la morale
considérées dans leurs rapports avec la liberté
(1825), Nouveau Traité
d'économie sociale (1830), et les trois volumes de son magnum
opus, De la liberté du travail
(1845). Après la Révolution de 1830, Dunoyer fut nommé
membre de l'Académie des sciences morales et Politiques, il fut
préfet de l'Allier et de la Somme et devint finalement membre du
Conseil d'État en 1837. Il démissionna de ses postes au
gouvernement pour protester contre le coup d'état de Louis
Napoléon en 1851. Il mourût en écrivant une critique du
Second Empire, achevé et publiée par son fils Anatole en 1864.
Charles Dunoyer et son collègue Charles Comte ont
découvert l’économie politique libérale classique
lorsque leur journal Le Censeur a
été contraint de fermer en 1815. Au cours de cette
période de « loisirs forcés », ils ont lu les
écrits de Jean-Baptiste Say, en particulier la nouvelle édition
enrichie de son Traité
d'économie Politique (2e éd. 1814). Ce travail a eu un
effet profond sur leur façon de penser. Dunoyer comprit alors que
l'économie politique fournissait une explication satisfaisante de la
raison pour laquelle les nations atteignent la paix et la
prospérité lorsque les droits de propriété et le
libre-échange sont respectés. Au contraire, quand ces choses ne
sont pas respectées, les nations régressent dans la guerre, les
conflits et l’appauvrissement. C'est la tentative de fusionner ces deux
aspects, le juridico-politique et l'économique, qui occupa Dunoyer
pour le reste de sa vie. Son oeuvre eut un impact
profond sur les libéraux qui devaient venir après lui, Bastiat
et Molinari, notamment.
A
lire pour en savoir plus
Biographie par David Hart
Texte
C'est le propre de toute science qui n'est pas encore faite, de
nous induire en erreur sur les ressources qu'il est raisonnablement possible
d'en attendre. Tant que la chimie ne fut que de l'alchimie, on crut pouvoir
la faire servir à transmuer les métaux et à produire de
l'or. Tant que la médecine ne fut que de l'empirisme, il n'y eut pas
de maux qu'on ne lui attribuât le pouvoir de guérir; peu s'en
fallut qu'on ne la crût capable de ressusciter les morts. Tant que la
politique ne fut qu'une science occulte, on crut que le gouvernement pouvait
s'appliquer utilement a tout; on crut que le corps social ne pouvait vivre et
se soutenir que par son secours, comme on croyait que le corps humain ne
pouvait faire ses fonctions, se développer, croître, se
conserver que par l'assistance de la médecine; et la
société prospéra dans les mains des médecins
politiques, à peu près comme la santé du malade
imaginaire fleurit et prospère dans les mains de M. Fleurant
et de M. Purgon.
On est encore fort loin de savoir au juste ce que le
gouvernement a véritablement mission de faire, et l'espèce de
service qu'il peut rendre utilement à la société. On
croit toujours qu'il est propre à tout, et il y a dans la pratique du
gouvernement beaucoup plus d'empirisme qu'il n'y en avait, il y a cent
cinquante ans, dans l'exercice de la médecine.
Il est fort peu de publicistes dont les écrits soient de
nature à contribuer aussi puissamment que ceux de M. Say à
changer un tel état de choses en éclairant les esprits sur ce
point. L'influence que sont destinées à exercer sur la
politique proprement dite les doctrines de l'économie politique, qu'il
a le mérite d'avoir élevée parmi nous au rang des
sciences morales les plus positives et les mieux faites, est
véritablement immense. En attirant nos regards sur le
phénomène de la production, et en nous portant à
envisager ce phénomène dans toute son étendue,
l'économie politique tend à nous affermir par le raisonnement
dans les véritables voies de la civilisation, que nous n'avons encore
suivies que par une sorte d'instinct, et dont de funestes passions nous ont trop souvent détournés. Elle nous
conduit à reconnaître que tout ce qui se fait dans la
société de véritablement utile au bonheur des hommes,
c'est le travail qui l'opère, le travail appliqué au
développement de toutes nos facultés et à la
création de tous les biens que nos besoins réclament. Elle nous
amène à voir combien est salutaire la direction que le travail
donne a notre activité, combien est
pernicieuse celle que lui impriment la recherche du pouvoir, le goût
des conquêtes, toutes les passions dominatrices. Le travail
détruit tout principe d'hostilité entre les hommes, il les
réconcilie, il fait concorder l'intérêt de chacun avec
l'intérêt de tous; il est un principe d'union et de
prospérité universelles. L'esprit de domination, au contraire,
divise à la fois tous les hommes; il n'élève les uns
qu'en abaissant les autres; il est un principe de ruine pour tous, même
pour ceux qu'il fait jouir momentanément d'une sorte de
prospérité. Telle est la vérité fondamentale
à laquelle conduisent les principes de l'économie politique.
Or, de cette vérité généralement sentie doit
résulter un grand changement dans la direction des idées. Un
nouvel objet s'offre à l'activité universelle; les individus et
les nations détournent insensiblement sur les choses l'action qu'ils
aspiraient à exercer les uns sur les autres; le travail acquiert la
considération et la dignité que perd l'esprit de domination; il
devient la passion générale, l'objet fondamental de la
société.
Le premier effet des doctrines économiques est donc de
placer la société sur ses vrais fondements, de l'attacher
à son objet véritable, le travail. Mais ce n'est pas là
leur effet unique. En même temps qu'elles présentent
l'industrie, considérée dans ses innombrables applications,
comme l'objet naturel des associations humaines, elles enseignent les
véritables intérêts des peuples industrieux; elles
montrent quel est le régime qui leur serait le plus favorable, et c'est
principalement sous ce rapport que leur influence sur la politique est
destinée à devenir grande et utile. Elles attaquent par la base
les systèmes militaire et mercantile, et surtout ce régime
réglementaire qui tend à tout envahir et à tout
paralyser; qui tiendrait volontiers toutes nos facultés captives; qui
prétend en diriger le développement, en déterminer les
opérations; décider d'avance sur toutes choses ce qu'il faut
croire, ce qu'il faut pratiquer; dire comment on doit louer Dieu, comment
élever ses enfants, comment écrire, comment parler, comment se
taire, comment ensemencer son champ, comment fabriquer, comment faire le
commerce: sorte de monstre à mille bras, qui enserre
étroitement l'arbre de la civilisation, et en contrarie de toutes
parts le développement et la croissance.
L'économie politique nous apprend que le premier besoin
de l'industrie est d'être franche d'entraves: travailler à la
régler, c'est s'évertuer à la
détruire; borner le cercle de ses opérations, c'est resserrer
celui de ses bienfaits. Son second besoin est de pouvoir jouir avec
sécurité du fruit de ses travaux: elle est amie de la paix
autant qu'ennemie de la contrainte, et l'on peut la paralyser en lui
ravissant ses produits, comme en l'empêchant de produire.
Liberté et sûreté, voilà donc sa devise; il ne lui
faut que cela pour prospérer, mais il ne lui faut pas moins que cela;
et on la voit constamment grandir ou décliner selon le degré de
liberté et de sûreté dont elle jouit.
Ainsi, en même temps que les doctrines économiques
nous conduisent à reconnaître quel est le véritable objet
de la société, elles nous apprennent à discerner ce qui
est l'objet certain des gouvernements. L'objet de la société,
c'est la production considérée dans ses manifestations les plus
variées et les plus étendues; celui des gouvernements, c'est,
en laissant toute liberté à la production, de faire jouir les
producteurs de la sûreté qui leur est indispensable. Tout ce qui
tend à troubler la sûreté, voilà la matière
et toute la matière de la fonction que les gouvernements doivent
remplir. Leur action ne doit pas aller plus loin.
De là, dans les conceptions de la politique proprement
dite, un changement fort important et qu'on ne saurait trop faire remarquer.
L'action que les gouvernements doivent exercer sur la société
n'est plus une action directe, mais indirecte et en quelque sorte
négative. Leur tâche n'est pas de la dominer, mais de la
préserver de toute domination. Ils ne sont pas chargés de lui
assigner un but et de l'y conduire, mais seulement d'écarter les
obstacles qui entravent plus ou moins sa marche vers le but que lui indiquent
et auquel la portent sa nature et ses besoins. La société
reçoit sa destination d'elle-même; elle la suit par sa propre
impulsion. Les hommes qui prétendraient la diriger ressembleraient
à la mouche du coche, et seraient peut-être un peu plus
ridicules. Voir le mouvement de la société dans l'action des
gouvernements, c'est confondre les évolutions de la mouche avec la
marche du véhicule. Croire que le monde ne se meut que parce que les
gouvernements décrètent, réglementent, s'agitent, c'est
croire que le char ne chemine que parce que la mouche bourdonne, s'empresse,
s'assied sur le nez du cocher, et demande aux chevaux le loyer de sa peine.
Il est vrai que, dans la société, les chevaux paient; mais il
n'en faut pas conclure que les mouches traînent le char. Tandis que
quelques hommes rendent des lois, bourdonnent des harangues, font des
parades, livrent des batailles, multiplient, précipitent de
stériles mouvements, et pensent ainsi gouverner le monde, le genre
humain, conduit par les seules lois de son organisation, peuple la terre, la
rend vivante et féconde, multiplie à l'infini les produits des
arts, agrandit le domaine des sciences, perfectionne toutes ses
facultés, accroît tous les moyens de les satisfaire, et
accomplit ainsi ses destinées. Cet immense mouvement de
l'espèce humaine échappe à l'action des hommes vains qui
prétendent la conduire, et ils pourraient disparaître qu'il ne
serait ni suspendu ni ralenti. Il n'est donc pas au pouvoir des gouvernements
de diriger, la société; tout ce dont ils sont capables, c'est
de rendre sa marche un peu plus ou un peu moins facile, selon qu'ils
appliquent leur puissance à fortifier ou à affaiblir les
résistances qu'elle éprouve. Ce n'est que sur ces résistances
qu'ils doivent agir; leur tâche est de les vaincre et n'est que cela.
Dès lors, toute action des gouvernements au delà de cet objet est une usurpation
réelle; tout effort des gouvernements pour assigner une fin
particulière à la société, ou pour la conduire
par d'autres voies que les siennes à la fin qu'elle doit atteindre,
est une véritable tyrannie. Ainsi, toute organisation dont l'objet
serait de faire d'un peuple un peuple souverain, un peuple conquérant,
un peuple dévot, serait également absurde et
tyrannique; et toute mesure par laquelle on entreprendrait de diriger le
mouvement d'un peuple industrieux vers sa destination naturelle, toute
intervention des gouvernements dans le commerce, les arts, l'agriculture, la
religion, les sciences, l'éducation, l'imprimerie, serait pareillement
un acte de déraison et de tyrannie. Il est bien entendu que les
gouvernements n'ont point à se mêler de ces choses: elles sont
la matière de la société, et non celle des gouvernements.
Les individus dont la société se compose, cultivent,
fabriquent, commercent, écrivent, élèvent leurs enfants,
honorent les dieux, au gré de leurs besoins, de leur raison, de leur
conscience; et les bons gouvernements n'entrent dans ce grand mouvement de la
société humaine, que pour reconnaître ce qui le trouble,
et s'efforcer de le réprimer. Leur tâche est de veiller à
la sûreté de tous, en prenant le moins possible sur le temps,
sur les revenus, sur la liberté de chacun.
Dès lors, le meilleur gouvernement sera évidemment
celui qui retranchera le moins de notre liberté, de nos moyens de
vivre, et qui cependant nous fera jouir de la plus grande
sûreté.
Dès lors, entre un gouvernement qui dépensera des
milliards, qui multipliera les prohibitions et les gênes, et sous
lequel pourtant on sera exposé à toute sorte d'avanies et de
violences, et un gouvernement qui, pour quelques millions et sans presque
rien ôter aux particuliers de leur liberté d'action, mettra
chacun à l'abri de toute espèce d'insultes; entre le
gouvernement des États-Unis, par exemple, qui, pour moins de 50
millions, et en laissant la plus grande latitude à la liberté,
fera jouir douze millions d'Américains de la sûreté la
plus parfaite, et tel gouvernement d'Europe qui, dans un pays de seize
millions d'habitants, dépensera près de 2 milliards, s'armera
de lois d'exception, chargera la liberté d'entraves, et cependant ne
fera jouir les contribuables que d'une sûreté précaire,
on voit à l'instant lequel remplit le mieux son objet.
Dès lors deviennent impossibles toute querelle pour le
triomphe de tel ou tel chef, toute révolution pour changer de
domination, toute guerre civile pour passer des mains d'un parti dans celles
d'un autre. Le gros du public a enfin le bon sens de comprendre qu'il ne vaut
pas mieux être exploité par des wighs
que par des torys, par des ministériels que par des ultra, par des
jacobins que par des bonapartistes. On se demande seulement s'il serait
possible, et comment il serait possible d'être de moins en moins
exploité par qui que ce soit.
Dès lors tombe toute discussion sur les diverses formes
de gouvernement, qui n'aurait pas directement pour objet de rendre le
gouvernement, quel qu'il soit, plus doux, moins coûteux, et tout
à la fois plus favorable à la liberté et à la
sûreté. Le but à atteindre n'est pas de le rendre
accessible à tous, mais utile à tous. Il ne s'agit pas de
savoir si les pouvoirs se balancent, mais si leur action s'exerce au profit
du public. Il n'est pas question de faire que l'aristocratie, la
démocratie et la royauté règnent paisiblement ensemble,
mais d'empêcher que l'aristocratie, la démocratie et la
royauté ne considèrent la société comme un
domaine, et la possession du pouvoir comme une source de profits à
dérober. L'important, enfin, n'est pas d'avoir un gouvernement
intitulé monarchie ou république; car ces mots peuvent, l'un et
l'autre, signifier des horreurs ou des sottises; mais ce qui importe, quelle
que soit l'enseigne de la compagnie chargée de veiller à la
sûreté commune, c'est qu'elle coûte peu, et qu'elle ne
vexe point.
Dès lors perdent leur magie les mots de constitution, de
gouvernement représentatif, etc. On conçoit la
possibilité d'avoir un jury, des conseils municipaux,
départementaux, nationaux, et cependant de payer fort cher pour
être fort malmené. Si, par la manière dont ils sont
constitués, ou par l'effet d'habiles manœuvres, ces corps se
trouvent habituellement composés d'hommes appartenant aux ministres;
si les moyens de contrôler les actes du gouvernement sont ainsi livrés
aux mains de ses agents; si les garanties instituées pour mettre
obstacle à l'arbitraire sont transformées en instruments
propres à en faciliter la pratique; si l'intervention du public dans
la gestion de ses propres affaires n'aboutit qu'à donner un surcroît
de forces au pouvoir exécutif contre les particuliers; si le public
devient ainsi malgré lui l'artisan des maux qu'il endure, s'il se met
lui-même sous le régime des lois d'exception, s'il se charge
lui-même d'impôts accablants, s'il se harcèle, se pille,
se dévore lui-même, on conçoit que l'organisation qui
tourne ainsi ses forces contre lui n'est qu'une déception cruelle,
qu'elle est la plus terrible de toutes les tyrannies. Il ne suffit donc pas
d'avoir un gouvernement dit représentatif, pour se trouver sous le
meilleur de tous les régimes. Ce régime peut être le
meilleur, il est vrai; mais il peut aussi être le pire: cela
dépend tout à fait de l'usage auquel servent les forces
immenses qu'il met en jeu. Il est le pire, si le pouvoir exécutif peut
à son gré disposer de ces forces, et ajouter leur puissance
à la sienne pour opprimer plus violemment et plus sûrement le
pays. Il est le meilleur, si elles servent à modérer son
action, et à réduire ses dépenses toutes les fois
qu'elles passent les bornes; si elles ne lui accordent que le pouvoir
strictement nécessaire au maintien de la sûreté, et
laissent ainsi à la liberté toute l'extension qu'elle doit
avoir.
Voilà comment les doctrines économiques, en
même temps qu'elles signalent le véritable objet de la fonction
que les gouvernements ont à remplir, ne permettent jamais de perdre de
vue cet objet. On n'en est distrait ni par les couleurs qu'arborent les
partis tour à tour victorieux, ni par les formes sous lesquelles
l'action du pouvoir se manifeste, ni par l'espèce et la condition des
hommes que l'autorité souveraine fait entrer en partage des emplois
publics, ni par la pompe qu'étalent les chefs d'État, ni par
les sentiments qu'ils affectent. En vain s'offriraient-ils aux regards
entourés de monuments fastueux; en vain diraient-ils qu'ils ont fait
triompher le pays, qu'ils sanctifient le peuple, qu'ils l'associent au
pouvoir exercé sur lui. Ce n'est point à ces signes qu'on juge
du mérite des gouvernements. On demande uniquement quelle est la
sûreté dont ils font jouir les citoyens, et quels sacrifices ils
leur imposent pour les préserver de tout trouble. Plus la
sûreté est grande et moins leur action se fait sentir, plus on
les trouve parfaits. On pense qu'ils font des progrès, à mesure
qu'ils se font moins apercevoir, et que le pays le mieux gouverné
serait celui où le maintien de la sûreté commune
n'exigeant plus l'intervention d'une force spéciale et permanente, le
gouvernement pourrait en quelque sorte disparaître, et laisser aux
habitants la pleine jouissance de leur temps, de leurs revenus, de leur
liberté.
Ajoutons qu'en nous faisant découvrir en quoi consiste la
fonction nécessaire des bons gouvernements, les doctrines
économiques nous conduisent a
voir de quelle manière on peut faire faire des progrès à
ceux qui ne sont pas tels qu'on les doit souhaiter. Si les gouvernements se
perfectionnent à mesure qu'ils diminuent les charges et les entraves
par lesquelles ils se font sentir, et s'ils peuvent rendre le poids de leur
action moins sensible à mesure que le maintien de la
sûreté exige un moindre développement de forces, il
s'ensuit évidemment que le seul moyen de leur faire faire des
progrès, c'est d'agir sur les causes qui nécessitent l'emploi
de ces forces, d'épuiser en quelque sorte la matière sur
laquelle doit s'exercer leur effort, de faire disparaître ce qui menace
la sûreté de tous. Il serait aussi difficile d'établir un
gouvernement doux dans un pays peuplé d'oisifs, d'ambitieux, de
parasites, qu'il pourrait l'être d'établir un gouvernement
violent et oppresseur dans un pays dont tous les habitants seraient
livrés à des occupations utiles, et trouveraient dans leurs
travaux des moyens assurés de bien-être et d'aisance. Le
gouvernement serait violent dans le premier, par cela seul qu'il y aurait
beaucoup d'hommes qui aspireraient à dominer, beaucoup qui auraient
besoin d'être contenus, et il le serait, quelle que fût la forme
qu'on lui donnât; car la forme ne changerait pas la matière:
elle ne serait qu'une nouvelle manière de la mettre en œuvre,
qu'un nouveau cadre dans lequel s'agiteraient les ambitions. Dans le second,
au contraire, le gouvernement serait doux, par cela seul qu'il y aurait
très peu d'hommes qui aspireraient à exercer le pouvoir,
très-peu sur qui le pouvoir aurait besoin d'être exercé,
et il le serait, quelle que fût sa constitution; car la constitution du
gouvernement ne changerait pas celle des hommes, et ne ferait pas qu'ils
fussent disposés à exercer ou à souffrir la domination,
si leurs mœurs ne les excitaient qu'au travail, et repoussaient
également toute idée de domination et de servitude.
Considérez ce qui se passe aux États-Unis,
où tous les hommes travaillent, où nul du moins ne peut
s'élever que par le travail; où, au lieu de mendier, de
solliciter, d'intriguer, de cabaler, de conspirer, chacun cherche les moyens
de vivre et de prospérer dans l'emploi laborieusement productif de ses
forces: le gouvernement y est si doux, qu'il est à peine sensible, et
il serait bien difficile qu'il déployât une action très
étendue, car qui l'exercerait, et sur qui s'exercerait-elle? Des
peuples aussi occupés, aussi heureux par le travail, n'ont besoin,
pour ainsi dire, ni de gouverner, ni d'être gouvernés. Voyez
l'Europe, au contraire, où tant d'hommes ne travaillent point;
où l'on s'enrichit par la domination bien mieux encore que par le
travail; où les sollicitations, l'intrigue, les conspirations, les
efforts de toute nature pour conquérir le pouvoir tiennent une place
si éminente parmi les moyens de faire fortune: les gouvernements y
sont d'une dimension et d'une activité démesurées; les
nations disparaissent derrière ces colosses; elles succombent sous le
poids de leur action, et il serait bien difficile de les resserrer dans des
cadres étroits, car que faire de cette masse d'artistes-gouvernants qu'ils
mettent en œuvre, de celle qui voudrait participer à leur action,
et qu'ils tiennent en échec? Le moyen d'être peu gouverné
dans des contrées où tout le monde veut faire figure, et
où le seul moyen d'y réussir, c'est d'être du
gouvernement? On aurait beau faire, on aurait beau varier les formes du
pouvoir, il est de force que son action se proportionne à la masse des
ambitieux qui veulent y prendre part, ou sur lesquels il est
nécessaire qu'elle s'exerce. Le seul moyen de la rendre moins
sensible, c'est donc de travailler à rendre de moins en moins
considérable le nombre des hommes qui vivent ou aspirent à
vivre des profits que donne l'exercice de l'autorité.
Enfin, en même temps que les doctrines économiques
nous conduisent à reconnaître que le seul moyen
d'améliorer les gouvernements, c'est de réduire le nombre des
ambitieux et des oisifs qui ont besoin de gouverner ou d'être
gouvernés, elles tendent d'une manière très directe
à produire cet heureux effet; car elles attaquent l'ambition et
l'oisiveté dans leur source même, dans ce qui les engendre et
les alimente, dans les dépenses inutiles des gouvernements.
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