Suite de l’article précédent
« Clinton
a été engloutie par son ambition »
JA: Je me sens assez désolé
pour Hillary Clinton en tant que personne, parce que je vois en elle
quelqu’un qui s’est laissé submerger par ses ambitions, quelqu’un de
tourmenté au point d’en être devenu malade et de s’évanouir en raison de ses
ambitions. Elle représente tout un réseau de personnes et de relations avec
des Etats particuliers. La question est de savoir où se place Hillary Clinton
dans ce réseau. Elle en est le rouage central. Et elle a de nombreux
engrenages parmi les grosses banques, avec notamment Goldman Sachs et les
éléments majeurs de Wall Street, mais aussi parmi les services secrets, le
Département d’Etat et les Saoudiens.
Elle
est le rouage central qui connecte tous ces engrenages. Elle est au centre de
tout cela, et « tout cela » est plus ou moins ce qui est au pouvoir
aujourd’hui aux Etats-Unis. C’est ce que nous appelons l’établissement ou le
consensus de DC. L’un des emails les plus significatifs de Podesta concerne
la manière dont a été formé le cabinet d’Obama et comment il a été composé
par un représentant de Citibank. C’est assez stupéfiant.
JP: Citibank n’a-t-elle pas fourni de
liste ?
JA: C’est ça.
JP: Qui s’est trouvée mentionner une
majorité des membres du cabinet d’Obama.
JA: Oui.
JP: Wall Street a donc établi le cabinet
du Président des Etats-Unis.
JA: Si vous aviez suivi de près
la campagne d’Obama à l’époque, vous auriez pu voir qu’elle s’était beaucoup
rapprochée des intérêts bancaires. Il est probablement impossible de bien
comprendre les politiques étrangères d’Hillary sans comprendre la question de
l’Arabie Saoudite. Les connexions avec l’Arabie Saoudite sont très intimes.
* * *
« La
Libye est la guerre d’Hillary Clinton »
JP: Pourquoi était-elle si enthousiaste
quant à la destruction de la Lybie ? Pouvez-vous nous en dire plus sur
ce que les emails nous ont appris quant à ce qui est arrivé dans le
pays ? La Lybie est une source importante du chaos qui se joue
aujourd’hui en Syrie : ISIS, le djihadisme, et ainsi de suite. C’était
l’invasion d’Hillary Clinton. Que nous en disent les emails ?
JA: La Lybie, plus que n’importe quelle autre guerre, est la guerre
d’Hillary. Barack Obama s’y est initialement opposé. Qui était en faveur d’un
conflit ? Hillary Clinton. C’est une position documentée par ses emails.
Elle a à l’époque demandé à son agent, Sidney Blumenthal, de se charger de la
proposition d’intervention. Plus de 1.700 des 33.000 emails que nous avons
publiés concernent uniquement la Lybie. Ce n’est pas que la Lybie ait
d’importantes réserves de pétrole peu cher. Hillary espérait simplement voir
renversés Kadhafi et l’Etat libyen pour pouvoir en faire un argument de
campagne.
A la fin de
l’année 2011, un document interne intitulé Lybia Tick Tock a été
publié, qui présente une description chronologique du rôle central joué par
Hillary dans la destruction de l’Etat libyen, une destruction qui a fait plus
de 40.000 morts dans le pays. Les djihadistes s’y sont ensuite installés,
puis ISIS, c’est pourquoi nous avons aujourd’hui une crise des réfugiés et
des migrants en Europe.
Il y a non
seulement eu des masses de gens qui ont fui la Lybie et la Syrie, et des pays
africains déstabilisés en conséquence du trafic d’armements, mais l’Etat
libyen n’est aussi plus en mesure de contrôler les flux migratoires qui
passent au travers de son territoire. La Lybie est située en bordure de la
Méditerranée et est en quelque sorte le bouchon de la bouteille du continent
africain. Jusqu’alors, les gens qui fuyaient les problèmes économiques et les
conflits du continent ne traversaient pas la Méditerranée parce que la Lybie
les en empêchait. C’est quelque chose qui a à l’époque été présenté
explicitement par Kadhafi: ‘Mais qu’est-ce que ces Européens croient qu’ils
font à tenter de bombarder et de détruire l’Etat libyen ? Des marées de
migrants vont chercher à fuir l’Afrique et des djihadistes pourront se frayer
un chemin jusqu’en Europe !’ Et c’est exactement ce qui s’est passé.
* * *
« Trump
ne sera pas autorisé à gagner »
JP: Certains se plaignent et disent ‘Mais
que font-ils chez Wikileaks ? Cherchent-ils à mettre Trump à la Maison
blanche ?’
JA: Ma réponse est que Trump
ne sera pas autorisé à gagner. Pourquoi dis-je cela ? Parce qu’il n’a
aucun établissement en poche, à l’exception peut-être des Evangéliques, si on
peut les qualifier d’établissement. Les banques, les agences de services
secrets, les compagnies d’armement… les gros investisseurs étrangers… tous
soutiennent Hillary Clinton. C’est aussi le cas des médias et même des
journalistes.
JP: Il y a aussi une accusation selon
laquelle Wikileaks collaborerait avec la Russie. Certains se disent ‘Mais
alors pourquoi Wikileaks ne publie rien concernant la Russie ?’
JA: Nous avons publié plus de
800.000 documents de toutes sortes qui concernent la Russie. Une majorité
d’entre eux sont critiques, et de nombreux livres ont été publiés à leur
sujet. Nos documents relatifs à la Russie ont aussi été utilisés dans le
cadre de nombreuses affaires judiciaires, et notamment des affaires
concernant des réfugiés qui ont fui des persécutions politiques en Russie.
JP: Avez-vous une opinion personnelle des
élections qui se jouent aux Etats-Unis ? Avez-vous une préférence pour
Hillary ou pour Trump ?
JA: Parlons un peu de Donald
Trump. Que représente-t-il dans l’esprit américain et dans l’esprit européen ?
Il représente la white trash américaine, qu’Hillary a qualifiée de
« déplorable et irrémédiable ». Du point de vue de l’établissement
et des cosmopolites instruits, ces gens sont des rustres avec lesquels il
vaut mieux ne jamais traiter. Comme nous pouvons le voir au travers de ses
actions et du genre de personnes qui se présentent à ses rassemblements,
Trump ne représente pas le peuple du milieu, ni celui du haut, et beaucoup
ont peur d’être associés avec ces gens de quelque manière que ce soit. Il y a
une véritable peur de voir abaissé le statut social de quiconque se
trouverait accusé de soutenir Trump. Et si vous regardez la manière dont la
classe moyenne obtient son pouvoir économique et social, c’est parfaitement
sensé.
* * *
« Les
Etats-Unis essaient d’étouffer Wikileaks au travers de mon statut de
réfugié »
JP: J’aimerais parler de
l’Equateur, ce petit pays qui vous a offert l’asile politique dans son
ambassade de Londres. L’Equateur a maintenant coupé l’accès à internet depuis
l’endroit où nous tenons cette interview, pour la raison évidente que le pays
ne souhaite pas paraître comme intervenant dans les campagnes électorales aux
Etats-Unis. Pouvez-vous expliquer pourquoi il a pris une telle mesure, et ce
que vous pensez personnellement du soutien dont a fait part l’Equateur envers
vous ?
JA: Revenons quatre ans en arrière. J’ai fait une demande d’asile
auprès de l’Equateur depuis cette ambassade en réponse à la demande
d’extradition des Etats-Unis, et après un mois, mon application a été
acceptée. L’ambassade a depuis été bouclée par la police, une opération
coûteuse pour laquelle le gouvernement britannique a avoué avoir dépensé plus
de 12,6 millions de livres. Et c’était il y a un an. Aujourd’hui, il y a
aussi des policiers en civil et des caméras de surveillance de toutes sortes
– un conflit sérieux a lieu à cet instant même au cœur de Londres entre
l’Equateur, un pays de seize millions d’habitants, le Royaume-Uni et les
Américains. C’est quelque chose de très courageux de la part de l’Equateur.
Nous approchons maintenant des élections aux Etats-Unis, les élections
équatoriennes auront lieu en février de l’année prochaine, et la Maison
blanche subit les retombées politiques des informations que nous avons
publiées.
Wikileaks
ne publie pas depuis la juridiction équatorienne, depuis cette ambassade ou
depuis le territoire de l’Equateur. Nous publions depuis la France, nous
publions depuis l’Allemagne, depuis les Pays-Bas, et depuis un certain nombre
d’autres pays. Les tentatives d’étouffer Wikileaks se font au travers de mon
statut de réfugié, ce qui est vraiment intolérable. Ils essaient de s’en
prendre à une organisation de publication, ils essaient de l’empêcher de
publier des informations véridiques qui sont d’un intérêt vital pour les
Américains, et de l’empêcher de publier quoi que ce soit concernant les
élections.
JP: Dîtes-nous ce qui vous
arriverait si vous quittiez cette ambassade.
JA: Je serais immédiatement arrêté par la police britannique et serais
ensuite extradé soit directement vers les Etats-Unis soit vers la Suède. En
Suède, il n’y a plus aucune charge contre moi, j’ai déjà été acquitté par la
procureure de Stockholm, Eva Finne. Nous n’étions pas certains de ce qui se
passerait là-bas, mais nous savons maintenant que le gouvernement suédois a
refusé de promettre qu’il ne me livrerait pas aux Etats-Unis, et nous savons
aussi qu’il a extradé 100% des individus demandés par les Etats-Unis depuis
au moins 2000. Au cours de ces quinze dernières années, tous ceux que les
Etats-Unis ont demandé à voir extradés depuis la Suède ont été extradés. Et
la Suède refuse aujourd’hui de promettre que la même chose ne m’arrivera pas.
JP:
Les gens me demandent souvent comment vous faites face à ce qui vous arrive.
JA: L’un des plus grands
attributs de l’être humain est d’être adaptable. L’un de ses pires attributs
est aussi d’être adaptable. Nous nous adaptons et commençons à tolérer les
abus, et nous nous adaptons pour devenir nous-même impliqués dans des abus.
Nous nous adaptons à l’adversité et continuons d’avancer. Pour ce qui est de
ma situation, très franchement, je suis un peu comme institutionnalisé –
cette ambassade est mon monde… visuellement, pour moi, elle est le monde
entier.
JP: C’est un monde sans soleil,
n’êtes-vous pas d’accord ?
JA: C’est ça. C’est un monde
sans soleil, mais je n’ai pas vu la lumière du jour depuis si longtemps, je
ne m’en souviens même pas de ce à quoi elle ressemble.
JP: Oui.
JA: Alors oui, vous vous
adaptez. Ce qui m’irrite le plus, c’est que mes jeunes enfants – ils doivent
s’adapter eux aussi. Ils s’adaptent à vivre sans leur père. C’est une
adaptation très difficile qu’ils n’ont jamais demandée.
JP: Vous vous faites des soucis pour
eux ?
JA: Oui, je m’inquiète pour
eux ; je me fais des soucis pour leur mère.
* * *
« Je
suis innocent et en détention arbitraire »
JP: Certaines personnes pourraient se demander ‘Pourquoi n’y
mettez-vous pas fin en prenant simplement la porte et en acceptant d’être
extradé vers la Suède ?’
JA: Le Groupe de travail des Nations-Unies chargé de la question de
détention arbitraire s’est penché sur la situation. Il a passé dix-huit mois
à lancer des procédures judiciaires formelles. C’est les Nations-Unies et moi-même
contre la Suède et le Royaume-Uni. Qui a raison ? Les Nations-Unis en
sont venus à la conclusion que je suis victime de détention arbitraire
illégale, qu’on m’a privé de ma liberté et que ce qui m’est arrivé n’est pas
conformes aux lois auxquelles le Royaume-Uni et la Suède sont tenus d’obéir.
Il s’agit d’un abus illégal. Les Nations-Unies ont demandé formellement ce
qui se passait, quelles en étaient les explications légales et pourquoi mon
asile n’était pas reconnu. Et la Suède a répondu aux Nations-Unies qu’elle
n’était pas prête à reconnaître leur décision et que sa capacité
d’extradition restait ouverte.
Je trouve simplement fou que les détails de cette affaire
n’aient pas été mentionnés publiquement par la presse, simplement parce
qu’ils ne satisfont pas la rhétorique de l’établissement occidental – oui,
l’Occident a des prisonniers politiques, c’est une réalité, et il n’y a pas
que moi, il y en a aussi d’autres. L’Occident a des prisonniers politiques.
Bien évidemment, aucun Etat n’accepte de qualifier ceux qu’il détient ou
emprisonne pour des raisons politiques de prisonniers politiques. La Chine ne
les appelle pas des prisonniers politiques, ni même l’Azerbaïdjan. C’est
pareil aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Suède. Il est absolument intolérable
d’avoir une telle perception de soi.
Pour ce qui
me concerne, il y a une affaire judiciaire suédoise, dans le cadre de
laquelle je n’ai jamais été déclaré coupable de crime. J’ai été acquitté par
la procureure de Stockholm et jugé innocent, et la femme impliquée a
elle-même avoué que la police avait monté toute l’histoire. Les Nations-Unies
ont qualifié ce qui m’arrive d’illégal ; l’Equateur a aussi mené
l’enquête pour en venir à la conclusion que le droit d’asile devrait m’être
accordé. Ce sont des faits, mais quelle est la rhétorique employée ?
JP: Oui, c’est différent.
JA: La rhétorique prétend
constamment que j’ai été jugé coupable de crime, et n’explique jamais que
j’aie déjà été disculpé, et que la femme impliquée a avoué que la police avait
tout inventé.
[La
rhétorique] cherche à ignorer la vérité selon laquelle les Nations-Unies ont
formellement déclaré l’affaire d’illégale, et ne mentionne jamais que
l’Equateur a établi une enquête formelle quant à ma situation pour en venir à
la conclusion que, oui, je suis victime de la persécution des Etats-Unis.
|