Aujourd’hui,
sur les dix endroits les plus pollués de la planète, cinq seraient situés en
Russie ou en Asie centrale1. Le public occidental a été informé à propos
des données extrêmement alarmantes2 sur l’état de l’environnement
en URSS grâce à des auteurs comme Keith Bush en 19723 ou encore
Boris Komarov en 19814. Plus récemment, l’absence de littérature
conséquente concernant l’histoire environnementale de l’URSS s’est fait
ressentir5 et la littérature a voulu explorer les raisons de la
tragédie environnementale qu’a été l’URSS.
Comme
en témoignent le dessèchement de la mer d’Aral ou encore la catastrophe de
Tchernobyl, la nature a également fait l’objet de la démarche constructiviste
d’ordonnancement du réel du communisme. On peut mieux comprendre pourquoi en
étudiant les déterminants de l’attitude des dirigeants de l’URSS vis à vis de
la gestion des ressources naturelles à travers les prolongements qui ont été
faits entre marxisme et communisme d’un côté et environnementalisme de
l’autre.
La tragédie des biens communs
Les
écrits de Marx et Engels ont nourri la doctrine soviétique en matière
environnementale et l’effacement de la notion de propriété privée est au
centre de la problématique environnementale. Karl Marx a écrit que :
D’un point de vue d’une organisation
supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des
parties du globe terrestre paraîtra tout aussi absurde que le droit de
propriété d’un individu sur son prochain. Une société entière, une nation et
même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de
la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la
jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir
améliorée en boni patres familias6.
En
toute logique, ce qui n’est pas produit par l’homme est gratuit7,
ce qu’offre la nature apparaît comme une donnée exogène, sorte de
« manne tombée du ciel » (R. Solow, mais à propos de la
démographie).
Le
problème soulevé par la théorie libérale et mis en évidence par l’expérience
empirique a été que la gestion en « boni patres familias »
semble fort compromise en l’absence de propriété privée. La détermination de
la rareté ne peut se faire de manière optimale que par les mécanismes de
prix, qui sont inexistants dans le cadre des biens communs. En l’absence de
propriété privée, l’État a pu, dans le cadre d’une économie totalement
planifiée, disposer, ou plutôt piller, à sa guise des ressources
environnementales pour la réalisation de ses plans quinquennaux.
L’Homme tout-puissant contre la nature
La
doctrine soviétique se base sur une forme exacerbée de volonté de
transformation du réel par l’Homme, qui trouve ses sources dans l’inspiration
hégélienne des travaux de Marx. Sous Staline, les deux mythes majeurs sont le
caractère inépuisable des richesses et le rôle conquérant de l’Homme. Cette
vision de l’Homme conquérant a son importance historique. L’on sait à quel
point la Russie a eu tendance à lancer de véritables bras de fer contre les
éléments naturels pour mettre en place ses constructions humaines. Et cela
s’est trouvé exacerbé avec le communisme.
Staline
disait en 1952 que « si l’on exclut les processus astronomiques,
géologiques et quelques autres processus analogues, contre lesquels les
hommes, même s’ils forçaient les lois de leur développement, resteraient impuissants
à lutter, il y a bien d’autres cas où les hommes sont loin d’être
impuissants, du point de vue de leur processus d’agir sur les processus
naturels »8. Les implications philosophiques
sous-jacentes sont d’une importance primordiale, et l’on comprend aisément
que la doctrine communiste ait pu se fondre dans cette idée d’un (sur ?)
Homme dominant les éléments par un effacement de l’individualité.
Le
petit nombre de textes marxistes sur la question a laissé la place a beaucoup
d’interprétations sur la question entre les relations entre communisme et
ressources naturelles. Cela a donné lieu à des controverses9 qui
ont animé les différents courants au début de la période communiste.
S’opposaient, d’un côté, les tenants de la conservation de la nature autour
de la Société panrusse de protection de la nature créée en 1924, qui
regroupaient surtout les spécialistes issus de l’époque tsariste ; de
l’autre, la jeune génération de spécialistes issus des divers instituts créés
par l’URSS, qui soutenaient le droit à l’exploitation maximale des ressources
au service de la production nationale.
Comme
nous le verrons dans un article à suivre, la translation de la doctrine
marxiste vers une approche spécifiquement soviétique de l’environnement
soulèvera des problématiques différentes.
Notes :
1-
Blacksmith Institute
2-
Ainsi, 40% du territoire serait pollué et 75% de la proportion des eaux de
surface seraient impropres à la consommation.
3- Keith Bush, Problems of
Communism, 1972, « Environmental problems in the USSR ».
4-
Boris Komarov, Le rouge et le vert. La destruction de la nature en URSS,
1981.
5-
Voir An Environmental History of Russia, par P. Josephson, N.
Dronin, R. Mnatskian, A. Cherp, A. Efremenko & V. Larin, 2013.
6-
K. Marx, Le Capital, Livre III, « Le procès d’ensemble de la
production capitaliste », p. 49.
7-
Théorie de la valeur chez Marx : « La valeur d’échange représente
la quantité de travail dépensée pour sa production », Le Capital,
Livre I.
8-
J. Staline, Problèmes économiques du socialisme en URSS, 1952.
9-
Développées dans An Environmental History of Russia.
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