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Cours Or & Argent en

Entretien avec Jérémie TA. Rostan (suite)

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Publié le 31 août 2014
5653 mots - Temps de lecture : 14 - 22 minutes
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Rubrique : Or et Argent

 

 

 

 

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Par Grégoire Canlorbe, Institut Coppet

 Auteur du livre Le Capitalisme et sa Philosophie et d’une étude sur Condillac, Jérémie TA Rostan enseigne la philosophie et l’économie à San Francisco, après avoir fait ses études en France.

 

  

10. De quelle façon votre défense du libre marché s’accorde-t-elle avec votre conception de la morale ?

 

En d’autres termes, comment se fait-il que le libre marché soit, à vos yeux, compatible avec les principes moraux que vous définissez (et même, fondé en vertu de ces principes) ?

 

Comme je le disais, la description du marché libre donnée par Rothbard n’est prescriptive que dans la mesure où elle est précédée par une morale de la propriété privée. Concrètement, la morale implique le respect de la propriété privée, et le marché libre n’est rien d’autre que cela : il est la manière dont fonctionnent les activités productives d’une société dans laquelle la propriété privée est respectée.

 

11. Quelles seraient, selon vous, les forces et les lacunes d’une défense utilitariste (plutôt que déontologique), i.e. qui invoque non pas des principes moraux mais au lieu de cela un objectif de maximisation du bonheur du plus grand nombre ?

 

Sa seule force serait sa supposée plus grande efficacité rhétorique. Une telle approche est censée plus convaincante. Je ne suis pas sûr que cela soit le cas. En réalité, on ne peut pas montrer que le marché libre optimise la satisfaction globale des membres de la société. Tout dépend de ce dont leur niveau de satisfaction dépend. On peut montrer que le marché libre optimise la prospérité générale, mais selon la manière dont les gens réagissent aux inégalités, ils peuvent préférer une moindre richesse et une plus grande homogénéité.

 

Pour le reste, je ne suis pas du tout utilitariste, au sens où je pense que ce principe est injustifié, et même dénué de sens, car il est impossible de quantifier la satisfaction ou de comparer différents niveaux de satisfaction.

 

12. Une position fréquente consiste à affirmer que tout échange volontaire est équitable car il est, de par sa nature, mutuellement avantageux, sinon il ne se ferait pas. Le raisonnement est le suivant : Tout échange se produit en vertu d’une double inégalité des valeurs, chaque partie accordant une valeur moindre à ce qu’elle cède par rapport à ce qu’elle acquiert. À cet égard, l’échange libre ne peut jamais aller à l’encontre des intérêts des parties. Il est donc équitable, de par sa nature.

 

Il est souvent rétorqué à cet argument que celui-ci néglige les rapports de forces qui peuvent sous-tendre les échanges et nuire dans les faits à la partie « opprimée ». À cet égard, tout échange volontaire n’est pas nécessairement équitable.

 

Supposons que vous soyez confronté à une assemblée de personnalités antilibérales et anticapitalistes soucieuses d’écouter et de discuter votre point de vue. Quelqu’un parmi eux prend la parole après votre conférence et tient à peu près ce discours : « Supposons que vous viviez dans une misère noire et que votre fils de dix ans ait un accident cardiaque qui exige une transplantation pour laquelle vous n’avez pas l’argent nécessaire. Votre voisin, un homme très riche, vient vous trouver et vous propose de payer pour l’opération de votre fils, pourvu qu’en retour, vous deveniez l’esclave de votre voisin, et ce pour le restant de vos jours.

 

Peut-on vraiment approuver comme équitable un tel échange, sous prétexte que celui-ci est volontaire ? N’est-il pas profondément malsain d’autoriser de tels échanges dans la société ? La loi ne devrait-elle pas, en vue d’une société décente, prohiber de telles atteintes à la dignité des individus ? »

 

Que répondriez-vous à cet individu soucieux d’en découdre ?

 

J’aurais un certain nombre d’arguments, qui n’ont rien de bien original, mais que je trouve justes et efficaces. Tout d’abord, c’est un point de détail, mais je ferais remarquer qu’il n’est pas certain qu’un contrat d’esclavage soit compatible avec le code libertarien dont parle Rothbard (qui pensait ce genre de contrat illégitime.)

 

Ensuite, je ferais remarquer que l’on ne fait jamais rien de mal en proposant simplement quelque chose à la décision d’autrui. La personne proposant un tel contrat ne force en rien son voisin malheureux : il n’est pour rien dans la situation de son fils, ni dans le fait que personne d’autre au monde ne soit prêt à sous-enchérir son offre.

 

De même, il faut insister sur le fait que le père ne gagnera strictement rien à ce que l’État interdise le contrat en question. Au contraire, s’il est prêt à tout pour sauver son fils, alors l’État lui impose une perte immense. En effet, l’interdiction du contrat ne sauvera pas son fils.

 

Ce qu’il y a derrière ce genre d’objections, c’est donc plutôt l’idée que l’État devrait assurer la satisfaction de certains besoins, par exemple les soins médicaux, et cela par la taxation, des services publics, etc. Dans le genre de cas décrit ici, qui relève de ce que Ayn Rand appelait l’éthique des urgences, cette idée semble bonne : l’État taxe le voisin riche, et paie l’opération du petit. Mais, il faut bien réfléchir au principe qui se tient derrière ce genre d’intervention particulière. Ce principe, c’est que le gouvernement emploie la force publique pour décider qui doit quoi et qui a droit à quoi. C’est le principe communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Or ce principe pose trois immenses problèmes. Premièrement, il est injustifié. Les hommes n’ont pas de devoir les uns envers les autres, et donc rien ne justifie que l’on oblige le voisin à payer pour soigner le fils. (C’est d’ailleurs pour cela qu’il sera généreux s’il offre de payer l’opération alors que ce n’est pas son devoir.) Plus exactement, les hommes n’ont pas de devoirs positifs les uns envers les autres : ils ne se doivent rien. Le seul impératif qui les lie est négatif : ils ne doivent pas empiéter sur la propriété privée les uns des autres. De ce point de vue, quelque dramatique que soit sa situation, le père n’est simplement pas en droit de d’emparer par la force des biens de son voisin, fût-ce par l’intermédiaire du gouvernement, simplement parce qu’il en a grandement besoin. À quel genre de société la généralisation de ce principe nous mènerait-elle ?

 

Justement, un deuxième problème posé par ce principe est que, en tant que forme d’organisation sociale, il ne peut mener qu’à la ruine. Comme l’a démontré Mises, il est simplement impossible de planifier l’allocation des facteurs de production. Son application limitée est bien possible, comme on le voit avec les économies mixtes. Mais, comme l’a souligné Rothbard, il est absurde de considérer comme un idéal une idée dont la généralisation détruit peu à peu la société, et dont la pleine réalisation est simplement impensable.

 

Enfin, je terminerais en rappelant que  c’est la liberté des échanges remise en cause par cette objection qui a permis le genre d’innovations qui pourraient sauver le fils malade, et qui d’une manière générale a permis l’élévation considérable des niveaux de vies dont l’allongement de la vie est un effet majeur.

 

13. La loi de l’offre et de la demande fait en sorte que les prix auxquels les transactions ont lieu (dans un marché libre) soient spontanément établis à des niveaux d’équilibre. Un prix d’équilibre est tel que tous ceux qui désirent faire des achats à ce prix trouvent un vendeur ; et tous ceux qui désirent faire des ventes à ce prix trouvent un acheteur. Les individus qui ne peuvent pas payer pour le prix d’équilibre auquel un bien est vendu ne peuvent pas acquérir ce bien.

 

Il est souvent argué que la loi de l’offre et de la demande serait en son principe injuste. L’argument tient en ces quelques lignes, en substance : « La finalité légitime d’un système économique, argue-t-on, est de satisfaire généreusement, gratuitement, sans contrepartie (si ce n’est de participer à soi-même à la production) les besoins des êtres humains.

 

Dans une économie morale, i.e. altruiste, chacun serait certes tenu de participer (autant qu’il le peut) à la production. Cependant, c’est en proportion de l’intensité de ses besoins, et non en proportion du volume de sa production, que les besoins d’un individu seraient satisfaits.

 

Si un individu doit être en mesure de débourser une certaine somme d’argent pour que ses besoins soient satisfaits, comme cela est le cas lorsque règne la loi de l’offre et de la demande, l’économie est viciée, pathologique, immorale : ce n’est pas l’altruisme qui règne, mais « la loi du plus fort ». Seuls les plus « forts », i.e. les plus productifs (touchant pour cette raison les revenus les plus élevés) doivent être en mesure de satisfaire leurs besoins, en dépensant l’argent requis pour ce faire. Ceux qui n’ont pas cette chance, eh bien tant pis pour eux ! Telle est la logique cruelle et immorale de l’économie de marché. »

 

Que répondriez-vous à cet ordre de critiques ?

 

Tout d’abord, je soulignerais que l’économie communiste ici décrite n’est certainement pas morale, puisqu’elle présuppose une autorité décrétant qui doit quoi et qui a droit à quoi. Une telle autorité ne peut être que totalitaire, parce qu’elle est sans limites et arbitraire. Un tel système aurait donc un coût considérable en termes de liberté, et cela pour un bénéfice plus que négatif, puisque sa réalisation conduirait au désastre, comme je le disais à la question précédente.

 

Ce désastre viendrait non seulement de l’impossibilité d’allouer les facteurs de production rationnellement, mais également du gigantesque problème d’incitation posé par un système dans lequel, le plus on produit, le moins on reçoit, et inversement.

 

À cet égard, il faut noter que l’on peut bien dire que l’économie de marché est la loi du plus fort. Simplement, il faut toujours préciser : le plus fort à quoi ? Dans l’économie de marché, la libre-concurrence et la liberté des échanges fait que ce sont les plus forts dans la satisfaction des besoins d’autrui qui réussissent. Ce sont les plus forts… dans la construction automobile, la création de vêtements de qualité à des prix bas, etc. Dans l’économie « altruiste » décrite ci-dessous, on trouve également la loi du plus fort. Mais c’est ici le plus fort au sens propre – le plus fort politiquement, et non pas économiquement. Le plus fort politiquement est celui qui parvient a faire jouer en sa faveur les appareils d’État (la force publique) – un concept pour lequel j’ai créé l’expression de « capital politique. »

 

14. Le libre arbitre consiste pour la volonté à se déterminer elle-même ; ce qui revient à parler d’une auto-détermination des motivations d’agir de l’agent humain. Affirmer que l’être humain est libre cela revient à dire que ses motivations d’agir sont sui generis.

 

À propos du libre arbitre, vous écrivez : « Sans libre-arbitre, il n’est aucune morale, ni aucune doctrine du droit possible. Aucune morale, parce que l’homme serait privé de  toute dignité. » Vous n’êtes probablement pas sans savoir que les sciences cognitives et en particulier la psychologie évolutionniste nous apprennent, depuis plusieurs années, qu’un très grand nombre de nos prises de décisions ne sont pas sui generis mais résultent au contraire de processus neurologiques qui façonnent notre volonté mais échappent à son emprise (tout du moins lorsque je n’agis pas indirectement sur ces processus, par exemple en prenant des antidépresseurs).

 

Pour autant qu’elle s’inscrive dans le cadre général de la théorie computationnelle, propre aux sciences cognitives, la psychologie évolutionniste s’intéresse à des processus algorithmiques de traitement de l’information qui sont le plus souvent inconscients, i.e. qui opèrent à l’insu des agents. Un trait spécifique de la psychologie évolutionniste est cependant qu’elle s’intéresse à l’origine adaptative de ces processus ; en d’autres termes, elle s’intéresse aux  problèmes d’adaptation particuliers – survie ou reproduction – qui ont influé sur le cours de l’évolution biologique, i.e. l’évolution du génome humain ; et qui ont fait que celle-ci a équipé – via la sélection naturelle ou sexuelle – la nature humaine de certains processus de traitement de l’information en mesure de résoudre ces problèmes d’adaptation.

 

Un second trait spécifique est qu’elle s’intéresse tout particulièrement aux valeurs, aux préférences et aux croyances qui sont engendrées par ces processus inconscients et qui jouent le rôle de cause immédiate du comportement des humains. Un point essentiel, rappelons-le, est que les processus de traitement de l’information opèrent le plus souvent de façon inconsciente et surtout qu’ils sont construits par notre cerveau et prédéterminés par nos gènes. Ces processus neurologiques façonnent nos valeurs et nos prises de décision, lesquelles, dès lors, ne sont pas sui generis. Notre volonté n’est pas libre.

 

À cet égard, ne serait-il pas pertinent en philosophie morale sinon d’abandonner au moins de relativiser l’assomption selon laquelle les êtres humains sont doués de libre arbitre ? Le Bien et le Mal ne mériteraient-ils pas d’être sinon redéfinis au moins justifiés d’une façon nouvelle, en accord avec les enseignements de la psychologie évolutionniste ?

 

C’est là une question passionnante, mais si complexe que je dois me contenter de quelques remarques, qui ne sont vraiment rien d’autre que des pistes.

 

La première remarque est que je pense effectivement très important que la philosophie s’inspire des recherches dans les diverses sciences, notamment humaines, telles que l’économie ou la psychologie. Inversement, ces dernières feraient bien de développer une réflexion philosophique sur leurs présupposés, leurs objets et leurs méthodes.

 

La deuxième remarque concerne la psychologie évolutionniste. Sans en diminuer la valeur et l’importance, je pense sain de garder à l’esprit que lorsque Karl Popper donnait des exemples de théories pseudo-scientifiques infalsifiables, il citait Marx, Freud, et Darwin. Cela ne veut pas dire que la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle soit fausse, mais cela veut dire que ce n’est pas une théorie scientifique au sens strict du terme. En effet, elle est infalsifiable.

 

Comme je sais que cette remarque pourrait être mal comprise, je la développe un peu. Prenons un exemple à la Popper. Imaginons qu’il soit soudain scientifiquement démontré que les hommes sont dotés d’un libre arbitre – par exemple par une expérimentation à la Libet. Dans ce cas, les psychologues évolutionnistes chercheront immédiatement à expliquer comment les besoins d’adaptation ont fait émerger cette propriété. L’année suivante, on découvre que la pseudo-démonstration était un leurre. En fait, une nouvelle série d’expérimentations démontrent définitivement que les comportements humains sont entièrement déterminés. Cela ne changera rien pour les évolutionnistes, qui chercheront maintenant comment les besoins d’adaptation ont fait émerger ces déterminismes.

 

Ce que je veux dire, c’est qu’il est absolument impossible de déduire de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle que les hommes sont libres, ou non. Ce n’est simplement pas la fonction de cette théorie qui, en tant que paradigme de la biologie, est plutôt quelque chose comme une Idée kantienne : un programme de recherche invérifiable en soi.

 

De même, la troisième remarque concerne les sciences cognitives. Là encore, si je vais être critique, ce n’est pas pour les contester, mais pour le critiquer, au sens kantien d’en circonscrire  la validité. En raison de leurs origines, les sciences cognitives sont encore aujourd’hui largement déterministes, car elles font fond sur la métaphore du cerveau-ordinateur, et assimilent les fonctions cérébrales à divers programmes de traitement d’information. Mais il existe tout de même d’autres approches, dont celle que défendait Francisco Varela, lequel insistait sur les limites de ce paradigme. De manière très intéressante, cela l’amenait également à repenser l’idée de libre-arbitre, car il insistait sur ce qu’il appelait l’ « autopoïesis » du vivant. Au passage, cette approche a en outre l’intérêt de jeter un pont entre la biologie et la psychologie. Au contraire, la métaphore de l’ordinateur pose un problème considérable, car un ordinateur n’est pas un être vivant, et n’est pas doué d’un corps sensible et mobile.

 

Ma dernière remarque, ici, concerne le concept de libre-arbitre. Comme le montre le cas de Varela que je viens d’évoquer, il existe des conceptions très variées du libre-arbitre. L’une d’entre elles, la plus traditionnelle, est celle de Descartes. C’est celle que vous semblez critiquer. Une autre serait celle de Varela. Une autre encore serait celle de Libet. D’après cette conception, le libre-arbitre est moins la capacité de se déterminer soi-même à agir que la capacité à s’empêcher d’agir d’une certaine façon, à arrêter une action en cours, ou plus exactement un cours d’action.

 

On voit bien ici l’importance d’une réflexion philosophique au sein des sciences cognitives. Mettons que l’on se pose la question de la liberté des actions humaines. Cela demande évidemment de définir la liberté, aussi bien que l’action. Mettons que l’on ait mis en évidence une corrélation entre certains types d’actions et certains mécanismes cognitifs inconscients – lesquels ont ensuite été expliqués en termes évolutionnistes. Cela ne veut pas du tout dire que l’on a scientifiquement infirmé le libre-arbitre. Il reste en effet de nombreuses questions posées. Que se passe-t-il par exemple, entre la mise en œuvre de ces mécanismes et le passage à l’acte ? Peut-on faire intervenir un processus de contrôle conscient si on le souhaite ? Ne peut-on pas différer l’action ? Et cela n’est-il pas constamment possible une fois l’action en cours ?

 

Pour prendre un exemple un peu sensationnaliste, mais éclairant, on a une certaine idée de la localisation cérébrale de fonctions telle que la représentation des émotions d’autrui. On a également mis en évidence une anomalie liée à cette structure parmi des criminels atteints de psychopathie - un désordre mental dont un symptôme est l’absence d’empathie. Ceci étant, tous les psychopathes ne sont pas des criminels, loin de la. De même, tous les pédophiles ne sont pas des violeurs d’enfants. Il est en fait très simpliste de réduire les comportements humains à un schéma cause à effet. Un processus très complexe a lieu avant que certains individus commettent un acte pédophile. Ils commenceront par avoir certains rêves ambigus, certaines sensations. Ils cèderont une première fois à leur curiosité sur internet, auront peut-être un premier geste déplacé à peine conscient et maitrisable. Ils iront plus ou moins loin, certains jusqu’à l’abominable. Mais il serait absurde de dire qu’une personne ayant violé un enfant n’était pas libre de son acte parce qu’elle est atteinte de pédophilie et qu’elle était déterminée à agir de la sorte. Pourquoi ne pas avoir consulté dès les premiers symptômes ? Pourquoi ne pas avoir cherché à éviter les mauvaises incitations ? Pourquoi ne pas avoir tout arrêté après le premier acte réellement grave ? Aucune action humaine ne peut être réduite à un mouvement mécanique immédiatement causé par un état mental irrésistible. Les actions humaines se construisent dans la durée, lentement et progressivement, et jamais sans le concours de leurs auteurs.

 

Certes, les prédispositions sont plus ou moins grandes. Le patrimoine génétique, par exemple, joue un rôle important. Mais il n’est encore aujourd’hui pas un seul comportement humain que l’on puisse expliquer de manière purement génétique. Certains désordres mentaux sont connus pour être hautement héritables, tels que la boulimie nerveuse. Ceux-ci sont également associés à des schémas cognitifs et comportementaux assez clairs, ainsi qu’a une tendance générale, d’origine neurochimique, à l’addiction. Pourtant, aussi dur que cela soit, des personnes parviennent à ne pas sombrer dans la boulimie, ou bien à en sortir. Malgré les gênes, la dichotomie cognitive, les conditionnements passés, etc., il reste toujours quelque chose que l’on puisse faire, et qui aussi insignifiant soit-il suffit au moins pour ne pas accomplir telle action particulière donnée.

 

À cet égard, je finirais en disant que je travaille moi-même depuis quelques temps à l’élaboration d’une conception novatrice, je crois, de la liberté. Malheureusement, elle fera certainement partie de ce que j’appelle mes « œuvres incomplètes, » série d’idées que je n’ai encore jamais pu développer comme il le faudrait. Il en est également ainsi de la science politique que j’évoquais plus haut, et de quelques autres théories. Mon idée, ici, consiste à accepter tout ce que disent les différents déterministes pour leur rétorquer : vous voyez bien qu’un même acte ne peut pas être déterminé à la fois par le patrimoine génétique, les mécanismes cognitifs, la petite enfance, les structures sociales, etc. Au fond, donc, l’homme est surdéterminé, c’est-à-dire qu’il est trop déterminé pour ne pas être libre. Plus précisément, dans la lignée de Hegel, je dirais que la liberté humaine consiste à choisir ce qui nous détermine, c’est-à-dire à agir comme nous le voulons en faisant jouer les uns sur les autres les différents déterminismes auxquels nous sommes exposés. Une image que j’aime bien, parce qu’elle rappelle Descartes, est celle de l’homme « menant sa barque. » Bien évidemment qu’il existe des vagues, des courants et des vents.  Et peut-être bien que mon navire n’est pas motorisé. Mais cela ne veut pas dire que ma direction me soit imposée. Au contraire, c’est en jouant de ces forces que je vais où je veux aller.

 

III. La loi de Say

 

15. Dans un article paru sur le site du Mises Institute, « It is not the aggregate demand, stupid ! », vous prenez la défense de ce qu’on appelle de nos jours « la loi de Say » ou « loi des débouchés », quoique Jean-Baptiste Say n’ait jamais formulé cette loi telle qu’on l’entend depuis la fin du XIXème siècle.

 

Ladite « loi de Say » consiste à avancer que l’offre globale est nécessairement égale à la demande globale, sous prétexte que l’offre globale EST la demande globale. Les équilibres peuvent bien survenir au niveau des secteurs pris isolément : par exemple, trop de chaussures seront produites par rapport à la demande existant pour ce produit. Mais ils ne peuvent survenir au niveau de l’économie prise en son ensemble : il ne peut y avoir une surproduction généralisée à tous les vendeurs.

 

Je vous cite : « Say’s law is pretty simple: aggregate demand is aggregate supply. Perhaps it makes sense to distinguish between supply and demand at the microeconomic level, because all indirect exchanges are exchanges of units of goods against units of money. But it does not make sense to do so at the macro level, where indirect exchanges are complete – meaning that those who received units of money either exchanged them against the units of the goods they desired or added them to their cash balances, thus modifying the purchasing power of money and the monetary value of all goods.»

 

Selon vous, donc : « Say’s law is pretty simple. » Comment expliqueriez-vous, dès lors, que cette loi, malgré sa simplicité, suscite le plus souvent l’incompréhension voire la raillerie et la consternation ?

 

J’imagine qu’il y a deux raisons. La première est que ceux qui la critiquent voient dans la loi de Say un exemple parfait de ce qu’ils combattent, à savoir la croyance en la perfection du marché libre. La deuxième est ce que Hayek appelait l’ « illusion monétaire. » De nombreuses critiques du libéralisme viennent ainsi de ce que les gens ne perçoivent pas que les activités économiques consistent à échanger des marchandises – des biens et des services. Parce que leur compréhension de l’économie se limite à leur expérience quotidienne, ils s’imaginent qu’au niveau macroéconomique également on échange des marchandises contre de la monnaie. Mais, la monnaie n’est qu’un intermédiaire permettant d’échanger une chose contre une autre.

 

16. Je vois bien en quoi le pouvoir d’achat d’un individu – et donc sa demande – dépend du revenu généré par certaines ventes (soit qu’il ait lui-même accompli ces ventes, soit qu’il ait reçu sous forme de don, d’emprunt ou d’extorsion le revenu généré par des ventes qui ne sont pas de son fait). Mais je ne vois pas en quoi cette origine du pouvoir d’achat garantit une égalité entre offre globale et demande globale (les équilibres survenant seulement au niveau des secteurs pris isolément, et non au niveau de l’économie prise en son ensemble).

 

Imaginons que l’offre globale, dans une certaine économie, soit de 500 produits, offerts à 1 euro l’unité. Imaginons que l’offre écoulée soit de 400 produits et que la thésaurisation soit nulle. Le pouvoir d’achat global est de 400 euros ; et ce pouvoir d’achat de 400 euros a été mis en œuvre dans ces achats effectifs de 400 produits.

 

Il est aisé de saisir que ce pouvoir d’achat de 400 euros a été généré par la vente de ces 400 produits. Mais je ne vois pas en quoi cela garantit une égalité entre offre globale et demande globale. En effet, on s’aperçoit qu’il reste bel et bien 100 produits qui n’ont pas été écoulés, puisque l’offre est de 500 produits mais que seuls 400 produits ont été effectivement vendus.

 

Auriez-vous des commentaires à faire ?

 

Le problème vient du fait que vous ne prenez pas en compte la demande de stock des entreprises. Dans le cas que vous présentez, la variation de stock des entreprises est de 100€, ce qui donne une offre globale de 500 x 1€, et une « demande globale » de 400 x 1€ + 100 x 1€. Le PIB est ici de 500€, et l’offre globale est bien égale à la demande globale.

 

Maintenant, la question est : pourquoi cette variation des stocks ? On suppose généralement que c’est une catastrophe, que la demande globale est trop faible, et que l’on court à la crise. Tout du moins, il doit y avoir un « équilibre de sous-emploi. » Rien n’est moins faux. En fait, il s’agit d’un sophisme. Pourquoi présenter cette variation des stocks en termes d’ « invendus » ? La variation de stocks est considérée comme un investissement. Dans une économie bien portante, et même en forte croissance, on aura une variation des stocks importantes. Qui dirait alors qu’il existe des « invendus » et que la demande globale est insuffisante ?

 

En réalité, la variation des stocks est effectivement importante lorsque les choses vont bien et que la « demande effective » progresse. C’est lorsque l’économie ralentit, voire entre en crise, que les entreprises déstockent – parce qu’elles préfèrent écouler leurs stocks que de produire. Dans ce cas, si la « demande globale » faiblit, les entreprises devront diminuer leurs prix – un processus de déflation bien connu dans les cas de crises prononcées. Pour reprendre votre exemple, on aurait alors une offre globale de 500 produits, qui s’écoulerait à un niveau de prix auquel la demande globale est également de 500 produits. Peut-être 0.8€ par produit. Peut-être 0.5€. L’idée, ici, on le voit bien, est que, à moins que tous les besoins de tous soient satisfaits pour toujours, il existe forcément un « niveau de prix » auquel la « demande globale » égale l’offre globale.

 

17. Supposons que dans une économie donnée, l’offre globale excède la demande globale. Il me semble que ceci ne veut pas dire pour autant qu’il existerait une surabondance généralisée à tous les vendeurs de l’économie.

 

Imaginons une économie qui se réduit à deux vendeurs, le vendeur A et le vendeur B. Le vendeur A offre 30 unités d’un certain produit et le prix unitaire est de 1 euro. Le vendeur B offre 20 unités d’un autre produit et le prix unitaire est là aussi de 1 euro. Le vendeur A écoule ses 30 unités et rentre dans ses frais ; le vendeur B écoule seulement 10 unités. L’offre globale, du coup, excède la demande globale, mais la surabondance affecte seulement le vendeur B.

 

Je serais tenté de dire : Pourquoi est-il si important, d’un point de vue macroéconomique, que l’offre globale ne soit pas excédentaire (par rapport à la demande globale), si cet excédent ne constitue pas en soi la preuve que l’économie se trouve dans une situation de surabondance généralisée à tous les vendeurs ?

 

Quelle serait votre réponse ?

 

Ce qui est important d’un point de vue macroéconomique, c’est que la demande globale n’est jamais insuffisante. Il n’est donc jamais justifié de la « stimuler » pour résoudre quelque problème que ce soit.

 

Pour le dire autrement, l’offre globale n’est jamais supérieure à la demande.

 

18. Un argument fréquent envers ladite « loi de Say », auquel Keynes a donné ses lettres de noblesse, consiste à affirmer que cette loi serait valide seulement dans le cas où le revenu gagné par les agents est immédiatement ou très rapidement dépensé : si je garde de l’argent sur moi, sous forme liquide (au lieu de le placer sur un compte), c’est pour ma consommation actuelle, ou dans les jours à venir.

 

Il se trouve, argue Keynes, que l’argent peut être retiré du circuit pour une durée indéterminée, et ce, pour un motif de précaution : l’avenir est incertain. Je garde de l’argent sur moi, sous forme liquide, par précaution en cas de dépenses imprévues.

 

À cet égard, il peut arriver que les produits divers et variés offerts par les vendeurs soient tous proposés en quantité excessive, ou se vendent à perte, du fait d’une abstention générale d’achat de la part des consommateurs, qui thésaurisent au lieu de la dépenser une très grande partie de leur argent.

 

Dans votre article, vous prenez en compte l’existence de la thésaurisation, tout en affirmant que celle-ci ne pose aucun problème pour garantir l’égalité entre offre globale et demande globale, car les prix s’ajustent nécessairement, en contrepartie de la thésaurisation, pour maintenir l’égalité macroéconomique entre offre globale et demande globale.

 

Je vous cite : « One day, for some reason, individuals increase their cash balances, meaning that they “hoard” more coins than before. Suddenly, they spend and save, respectively, 72 and 18 only. 10 coins are thus added to cash balances. While aggregate supply is unaffected (100 goods,) aggregate demand (the supply of money) falls to 90 coins. Clearly, this only means that, ceteris paribus, each good is now worth 0.9 coins only — i.e., that 1 coin is now worth more than 1 good. Less money is spent in the economy, but the monetary unit is worth more. Production (aggregate supply) is unaffected, and cash balances have increased. »

 

Pourriez-vous expliciter la nature et le fonctionnement du mécanisme permettant cet ajustement des prix en contrepartie de la thésaurisation des agents ?

 

C’est assez simple, du moins dans le principe. La thésaurisation diminue la masse monétaire en circulation, ou plus exactement l’offre de monnaie. Logiquement donc, la valeur de la monnaie augmente, ce qui se traduit par une baisse générale des prix. Vous dites que cela a pour conséquence que les producteurs vendent à perte. Mais cela n’est pas vrai. Puisque l’on parle d’une baisse généralisée des prix, les prix à la production baissent tout aussi bien, salaires nominaux compris. Les choses ne sont évidemment jamais si simples, mais dans l’absolu on pourrait avoir une situation réelle exactement identique à celle préalable à la thésaurisation, à la différence près que les prix nominaux ont baissé, et le pouvoir d’achat de la monnaie a augmenté à mesure que les agents augmentaient leurs encaisses.

 

Le « mécanisme permettant cet ajustement des prix en contrepartie de la thésaurisation des agents » est donc simplement la loi de l’offre et de la demande. La diminution de l’offre de monnaie en augmente  le prix, c’est-à-dire le pouvoir d’achat.

 

19. Il me semble que rien ne s’oppose absolument, d’un strict point de vue logique, à ce qu’une surproduction généralisée à l’ensemble des producteurs survienne dans l’économie. Supposons le cas de figure volontairement simplifié d’une économie réduite à Robinson et Vendredi sur leur île.

 

Supposons que Robinson soit allergique aux carottes mais produise pour Vendredi des carottes. Supposons que Vendredi, pour sa part, soit allergique aux pommes mais produise pour Robinson des pommes. Alors qu’ils viennent de mettre leurs productions sur le marché, Vendredi se rend compte que Robinson est lui aussi allergique au pomme ; et Robinson découvre que Vendredi est lui aussi allergique aux carottes. Du coup, aucun d’eux ne peut écouler sa production : Robinson ne peut écouler aucune carotte et Vendredi ne peut écouler aucune pomme. Il se produit bien, dès lors, une surabondance généralisée à tous les producteurs sur cette île.

 

On peut certes arguer que les agents étant rationnels – et donc évitant de telles erreurs, la plupart du temps – ce cas de figure d’une surabondance générale serait peu probable dans la réalité ; et ce, d’autant plus au niveau d’une division du travail étendue et diversifiée, qui rend peu probable que les producteurs se trompent chacun d’eux simultanément dans leur évaluation de la demande.

 

Mais il me semble que d’un strict point de vue logique, les crises de surabondance générale ne sont pas impossibles : tout au plus, on peut montrer que certains facteurs – tels que la rationalité des agents – rendent plus ou moins improbable l’avènement de ces crises. En somme, je vois mal en quoi il pourrait exister des mécanismes intrinsèques au marché qui permettraient d’éviter toute crise générale de surproduction, quelles que soient les erreurs commises par les producteurs dans leur évaluation de la demande.

 

Qu’auriez-vous à dire à ce sujet ?

 

Je dirais que, même dans le cas que vous décrivez, il n’y a pas « surabondance généralisée. » Dans cette situation, il n’y a en effet aucun échange qui ait lieu, et donc aucune activité économique. Ici, il n’y a ni offre, ni demande globale. Robinson ne demandant pas de pomme de terre, il ne met pas en vente ses carottes. Vendredi ne demandant pas de carottes, il ne met pas en vente ses pommes de terre. Pas de demande globale, donc, mais pas d’offre globale non plus.

 

Il existe bel et bien un mécanisme inhérent au marché libre faisant que l’offre globale et la demande globale sont toujours égaux : c’est le fait que la demande d’un bien est toujours l’offre d’un autre en échange. L’offre globale et la demande globale sont simplement la même chose. Le mécanisme en question est donc la liberté des prix et la fluctuation du pouvoir d’achat de la monnaie.

 

Bibliographie :

 

http://www.institutcoppet.org/2011/12/28/jeremie-rostan-commerce-vs-gouvernement-un-essai-sur-condillac/

 

http://www.quebecoislibre.org/09/090515-2.htm

 

http://www.quebecoislibre.org/09/090615-2.htm

 

http://www.institutcoppet.org/2011/05/19/entretien-avec-jeremie-rostan-sur-lethique-de-la-liberte-de-rothbard/

 

http://mises.org/daily/4284/It-Is-Not-the-Aggregate-Demand-Stupid

 

 

 

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Jérémie Rostan enseigne la philosophie et l'économie à San Francisco. Il est l'auteur, en plus de nombreux articles pour mises.org et le quebecois libre, de guides de lecture aux travaux de Condillac et de Carl Menger, ainsi que d'un ouvrage , Le Capitalisme et sa Philosophie, et de la preface a la reedition de l'ethique de la liberte de Rothbard (Belles Lettres)
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