Le Gosplan a
décrété dès 1921 que l’augmentation des forces productives était la
principale priorité de l’Union soviétique. Il apparaît dans ce cadre précis
qu’économie et écologie semblent s’opposer très clairement. Lorsque l’Union
soviétique réunit le « Premier Symposium international de la protection
de la nature des pays socialistes » en 1957, le terme d’écologie
politique1 vient d’être inventé par un des fondateurs de la
Société du Mont Pèlerin, Bertrand de Jouvenel, dont l’importance de l’œuvre
en matière d’écologie est désormais réévaluée2.
Un
productivisme exacerbé
Marie Mendras3
notait en 1982 que la protection de l’environnement est en général sacrifiée
au profit des performances économiques en URSS. Elle mettait en exergue le
fait que les progrès sociaux souffrent d’une démarche extrêmement
productiviste. L’Union soviétique a en effet choisi comme objectif
prioritaire l’augmentation de ses forces productives. À tel point que l’on
parle d’éco-centrisme ou d’économisme4 pour désigner la doctrine
léniniste.
La ligne
favorable à l’industrialisation se renforce avec Staline et le Gidroproekt,
politique tournée vers la production quantitative et l’industrialisation à
outrance, à tel point que l’on parle d’une « religion de la
croissance »5 en URSS. La doctrine du stakhanovisme, sorte
d’utilitarisme patriotique exacerbé, en a été une expression très aboutie. Malgré
les inflexions positives qu’avait laissé espérer le Symposium de 1957, la
mystique khrouchtchévienne du dépassement du Plan a eu des conséquences
désastreuses sur l’environnement. Ce productivisme est aggravé par les
déséquilibres sectoriels causés par la politique économique planifiée, au
profit d’industries lourdes polluantes.
Une partie des
opposants à la doctrine soviétique vis à vis de l’environnement viennent de
son propre camp. La critique que fait le mouvement écosocialiste du
socialisme est à cet égard instructive. L’écosocialisme constate la lacune du
marxisme en matière d’écologie et prône en conséquence un socialisme
écologique. Michel Löwy critique en cela le mouvement ouvrier parce qu’il
est, selon lui, « encore profondément marqué par l’idéologie du progrès
et du productivisme »6.
Pour en
revenir au marxisme, le fait que Marx et Engels voient dans le développement
l’unique vecteur de progrès a été critiqué avec l’arrivée de considérations
plus subjectives sur la notion de progrès. L’écosocialisme se revendique
clairement d’une « émancipation socialiste débarrassée des horreurs du
Stalinisme »7.
Une vision
essentiellement bureaucratique
Comme le
souligne Marie-Hélène Mandrillon8, les premières alertes concernant
l’état de l’environnement sont venues de l’intérieur du système soviétique.
Dans les années 1950, des scientifiques et des planificateurs se sont saisis
de cette question, mais leur influence est restée limitée. Le réflexe
bureaucratique continue toujours de marquer la Russie actuelle, malgré la
période Gorbatchev. Le plan de 1974 parle d’intégrer un nouveau chapitre
traitant de la « protection de la nature et de l’exploitation
rationnelle des ressources naturelles »9. Le tout
passe par des organismes de veille, des instituts sanitaires. L’expertise
d’État est le « creuset de l’environnement en URSS », pour
paraphraser le titre de l’article de Marie-Hélène Mandrillon.
En 1975, le
ministère de l’agriculture publie son Livre rouge qui répertorie toutes les
espèces animales et végétales dont l’existence est menacée. L’action se fait
essentiellement dans les hautes sphères universitaires et d’État. La mise en
œuvre concrète de la politique est bloquée par les querelles d’école entre
les partisans de la « géographie constructive », qui voient la
nature comme étant destinée à être transformée au service de l’homme, et des
géographes plus conservateurs qui refusent l’interaction entre le monde de la
nature et celui des hommes.
Par ailleurs,
certains instituts déplorent le manque de connaissances dans le domaine de
l’environnement10. Dans cette perspective, l’État a deux objectifs
majeurs en termes de protection de l’environnement : former des
spécialistes et éduquer le peuple par des slogans qui incitent à plus de
responsabilité écologique.
Qui
accuser ?
L’instabilité
administrative et règlementaire semble avoir été très caractéristique de la
gestion de la question environnementale : les nombreux organismes
chargés de la protection de l’environnement ont ainsi très souvent changé
d’organisation et n’ont jamais pu prendre en charge le problème. La
séparation très stricte des différents ministères d’État a aussi causé des
lenteurs très dommageables puisque, quel que soit le sujet, si une question
concernait plusieurs ministères elle devait forcément être traitée en conseil
des ministres.
La littérature
désigne de manière assez unanime comme coupables la bureaucratie et la forte
centralisation des pouvoirs mais aussi de l’économie quant au désastre écologique
soviétique, sujet qui est demeuré assez peu abordé après la chute du régime
communiste. L’environnement a été sacrifié au profit du développement de
l’industrialisation. Comme le note Ruben Mnatsakanian dans L’héritage
écologique du communisme dans les républiques de l’ex-URSS :
« Toute discussion publique ou protestation (…) était considérée comme
une attaque contre une entité sacrée : l’État ».
La question
des liens entre socialisme, communisme et écologie, qui a été abordée sous un
angle théorique dans la première
partie de cette réflexion, amène à un constat plus nuancé. Il y a peu de
textes marxiens sur lesquels les idéologues communistes auraient pu effectuer
une exégèse transposable à des décisions de politique environnementale. Et
l’on touche ici à l’effet de théorie : l’application de mesures concrètes
dans le cas de l’URSS a été motivée par l’interprétation de textes
philosophiques chez Marx et par sa vision du rapport entre l’Homme et la
Nature.
Notes :
1- Bertrand de
Jouvenel, « L’économie politique de la gratuité », 1957.
2- Olivier
Dard, « Bertrand de Jouvenel et l’écologie », Ecologie et
Politique, n° 44, 2012, p. 43-54, Presses de Sciences Po.
3- Marie
Mendras, « Protection de l’environnement et politique économique en
URSS », Revue Futuribles, n° 55, mai 1982.
4- Josyane
Stahl, « Les problèmes de la protection de l’environnement en
URSS : discours et prises de position », Revue d’études
comparatives Est-Ouest, numéro 16, p. 49, 1985.
5- Ibid.
p. 51.
6- M. Löwy,
« Qu’est-ce que l’écosocialisme », Ecologie et socialisme, 2005.
7- Ibid.
8- Marie-Hélène
Mandrillon, « L’expertise d’Etat, creuset de l’environnement en
URSS », Vingtième Revue d’Histoire, 2012, n° 113, Presses de
Sciences Po.
9- Plan d’État
de développement de l’économie nationale de l’URSS, 1974.
10-
« Aspects méthodologiques des recherches sur la biosphère »,
ouvrage collectif, 1975.
11- N. F.
Izmerov, « Lutte contre la pollution de l’air en URSS », OMS,
1974, p. 11.
12- Ibid.,
p. 11-12.
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