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Cours Or & Argent

Souvenirs et réflexions sur l'âge de l'inflation

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Jacques Rueff. (1896-1978)
Extrait des Archives : publié le 12 septembre 2012
8151 mots - Temps de lecture : 20 - 32 minutes
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Conférence prononcée au centre universitaire méditerranéen, à Nice, le 13 février 1956
Texte reproduit, comme chapitre I, dans L'Âge de l'inflation, Payot, 1963 (Collection "Études et documents Payot")

 

Les politiques de stabilisation après la première guerre mondiale

 

Une grande prudence s'impose à qui veut qualifier la période dans laquelle il vit.

 

Une de mes filles m'en a donné le sentiment, en me rapportant une histoire qui courait, dans son collège, parmi ses condisciples.

 

Elle raconte l'aventure d'un garçon qui passe son baccalauréat aux environs de l'an 2000. Il est interrogé sur l'histoire d'Hitler. Le petit n'en savait rien. Il rentre chez lui et son père lui demande :
— Eh bien, es-tu satisfait ?
"Non, dit le fils. On m'a demandé qui était Hitler et je n'en savais rien. Sais-tu, toi, qui était Hitler ?"
Et le père répond : "Non, cela ne me dit rien."

 

On cherche dans le Larousse de l'époque, le Larousse de l'an 200, et, à l'article Hitler, on trouve :
"Hitler : chef de bande du temps de Staline."

 

Ainsi, il y a deux ans, on pensait que notre époque serait "le temps de Staline".

 

Eh, bien, malgré la réserve que devrait nous inspirer cette anecdote, je suis convaincu que, pour les historiens qui rechercheront les causes profondes de nos crises et de nos désordres, ainsi que du bouleversement de nos structures sociales, l'époque que nous avons vécue sera essentiellement celle de l'inflation.

 

L'inflation a été le fond permanent du climat dans lequel j'ai acquis mon expérience économique. J'ai accédé à l'économie politique en 1921, au cours de ma deuxième année d'École Polytechnique. C'est là que se plaçaient les leçons de mon maître, Clément Colson.

 

Dès cette époque, les réalités qui nous entouraient étaient marquées du sceau de l'inflation.

 

On avait alors, sur la nature même du processus inflationniste, des idées assez sommaires. Actuellement, les jeunes, les étudiants, ne peuvent s'imaginer ce qu'eût été la stupeur de nos pères si on leur avait dit que l'unité monétaire dans laquelle ils accumulaient leurs modestes économies était susceptible de perdre une grande partie de sa valeur. Les dévaluations qui nous sont familières étaient pour eux proprement inconcevables.

 

Aussi, dès la fin de la guerre de 1914, les gouvernements des pays belligérants ont tous affirmé, sans la moindre hésitation, le même désir : revenir au pair d'avant-guerre, ramener leur monnaie au statu quo ante.

 

Je vous disais qu'on avait, à l'époque, des idées assez simplistes. On considérait que l'inflation, c'était l'augmentation de la quantité de monnaie en circulation. Alors tout était facile : pour revenir au niveau monétaire antérieur à la guerre, il suffisait de remonter la pente que l'on venait de descendre. La quantité de monnaie avait augmenté pendant la guerre ; on la diminuerait à un certain rythme et l'on serait sûr de revenir, au terme d'un nombre d'années facile à calculer, au pair d'avant-guerre.

 

Aussi, dès la fin de la guerre, le gouvernement français fit voter une loi qui imposait au Trésor l'obligation de rembourser 2 milliards de francs par an à la Banque de France, au titre des avances que celle-ci avait consentie à l'État.

 

Je montrerai tout à l'heure l'ignorance que révélait pareille politique, dont l'événement s'est joué, d'ailleurs, comme de tout ce qui est irréel. Elle reposait sur une conception profondément erronée du processus inflationniste. Mais l'idée qu'on en avait n'a évolué qu'avec une grande lenteur. C'est un domaine où la théorie ne suit que de loin la pratique. Encore ne la rejoint-elle pas toujours.

 

Quoi qu'il en soit, tous les pays ont voulu, en 1919, revenir à la situation d'avant-guerre. L'Angleterre y a réussi la première. En 1925, elle a rétabli la convertibilité métallique de sa monnaie au niveau de 1914. Elle l'a fait assez facilement, car elle n'avait qu'un très petit chemin à parcourir, la livre sterling n'étant dépréciée que d'environ 10%.

 

Mais si les prix anglais ont à peu près suivi le niveau de la monnaie, c'est-à-dire ont diminué dans la mesure où l'on augmentait la valeur de l'étalon monétaire, les salaires, qui se trouvaient immobilisés par des mécanismes complexes, où le niveau de l'assurance-chômage jouait un rôle important, n'ont pas suivi ou du moins ont cessé de suivre à partir de 1923, le niveau général des prix. Et l'Angleterre a connu, du fait de cette disparité entre mouvement de salaires et mouvement de prix, un chômage permanent sans précédent. De 1919 à 1940, elle n'a jamais eu moins d'un million de chômeurs.

 

Le chômage permanent est un fait entièrement nouveau dans l'histoire, peut-être l'un des faits les plus importants, car il a amené l'opinion à douter de la valeur du régime économique dans lequel nous vivions ; il a provoqué un bouleversement profond dans la pensée économique et dans l'évolution politique. C'est le chômage permanent qui a engendré Hitler en Allemagne et Lord Keynes en Angleterre, deux événements bien différents, mais qui ont eu, l'un et l'autre, d'immenses conséquences.

 

La France voulait revenir au pair d'avant-guerre, mais tout en le voulant, elle s'enfonçait chaque jour davantage dans un processus inflationniste, qui s'est poursuivi jusqu'en 1926. C'est à cette date, en effet, que M Poincaré a stabilisé le franc français, en fait, avant de le stabiliser légalement, en 1928, à une valeur qui était le cinquième de celle qu'il avait avant la guerre.

 

L'événement a suscité de terribles discussions. Les jeunes ne savent pas combien l'éventualité de la stabilisation du franc à un niveau différent de celui de 1914 a bouleversé les esprits. Tout le monde voulait revenir à la parité d'avant-guerre. Il y avait une sorte de malséance à envisager une stabilisation à taux minoré, qui était l'équivalent des dévaluations de notre époque. Mon maître, M. Colson, que j'évoquais tout à l'heure, et qui était alors Vice-Président du Conseil d'État, faillit être révoqué parce qu'il s'était permis, sans une séance de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, de dire qu'il y avait peut-être lieu d'envisager la stabilisation à un niveau différent de celui d'avant-guerre.

 

Quoi qu'il en soit, l'Angleterre et la France sont revenues, par des processus purement nationaux, à la convertibilité monétaire. Tous les autres pays d'Europe, sauf l'Allemagne, ont rétabli leur monnaie par les soins et sous les auspices du Comité Financier de la Société des Nations. C'est ainsi qu'entre 1925 et 1930, l4autriche, la Hongrie, l'Esthonie, la Bulgarie, la Grèce, Dantzig ont stabilisé leur monnaie.

 

L'organisation de la grande dépression par le gold-exchange-standard

 

Ce qui caractérise l'action technique du Comité Financier de la Société des Nations, c'est qu'elle a été fondée sur une recommandation formulée par la Conférence qui avait siégé à Gênes, en 1922, conférence internationale qui réunissait des chefs de gouvernements, des Ministres et des experts et qui, dans sa résolution 9, avait recommandé l'adoption d'une politique tendant "à l'économie dans l'usage de l'or, par le maintien de réserves sous forme de balances à l'étranger".

 

Ce texte paraît obscur. Il n'en a pas moins eu des conséquences très précises. Antérieurement, les banques d'émission ne pouvaient compter dans leurs réserves que de l'or ou des créances libellées en monnaie nationale. la recommandation visant l'économie dans l'usage de l'or demandait aux Nations d'autoriser leurs banques d'émission respectives à garder également, dans leurs actifs, des devises payables en or, c'est-à-dire, en fait, des livres sterling et des dollars.

 

Cette recommandation a été formulée unanimement par les experts et personne ne s'est rendu compte, à l'époque, qu'elle allait ébranler les bases de la civilisation occidentale.

 

J'ai une grande méfiance pour les experts. J'ai souvent été considéré comme tel. Ce qui caractérise les experts, c'est qu'ils sont toujours experts en quelque chose, mais rarement dans le domaine où on les consulte.

 

Le régime qui permet aux banques d'émission de garder des devises à l'étranger est appelé le "gold-exchange-standard". Il n'a pas de nom français, parce qu'il est essentiellement britannique de conception. Le "gold-exchange-standard" permet à la Banque de France, par exemple, quand elle reçoit des capitaux venant des États-Unis, de laisser en dépôt sur la place de New York les dollars qu'elle a achetés, au lieu de demander à New York l'or qu'ils représentent et de le faire entrer dans ses actifs.

 

La différence paraît anodine. Elle a pourtant grandement atténué les vertus régulatrices du système monétaire.

 

Dans le système du "gold-standard" qui, lui, a un nom français — c'est l'étalon-or —, quand des capitaux quittent un pays pour venir dans un autre, ils sortent du premier et y diminuent, de ce fait, la possibilité de crédit. Et quand ils entrent dans le second, ils y augmentent les possibilités de crédit.

 

Dans le système du gold-exchange-standard, au contraire, les capitaux peuvent entrer dans un pays sans sortir de celui d'où ils viennent.

 

La modification n'a pas grande importance quand il n'y a pas de grands mouvements de capitaux ; mais il y en eut, à cette époque, d'immenses, par suite du rétablissement de la confiance en l'Europe.

 

Les capitaux qui, en masse, avaient quitté l'Allemagne, la France, même l'Angleterre, sont revenus, à partir de 1924, s'investir en Europe et notamment en Allemagne. Ce fut un immense reflux de disponibilités.

 

Dans le système financier ancien, le retour des capitaux aurait suscité un déplacement d'or d'égal montant. Le métal aurait quitté les États-Unis pour venir en Europe, à moins qu'il ne fût resté "earmarked" au profit des nouveaux possesseurs. Dans tous les cas, il aurait été soustrait aux réserves de ceux qui le perdaient.

 

Dans le système nouveau, rien de pareil. Les capitaux rapatriés entraient dans les réserves des pays auxquels ils étaient destinés, mais comme ceux-ci étaient en régime de gold-exchange-standard, les dits capitaux ne quittaient pas les États-Unis, parce que les banques qui les recevaient et les entraient dans leur bilan, où ils servaient de base de crédit, les laissaient en dépôt aux États-Unis ou en Angleterre, où ils continuaient à servir de base de crédit.

 

Ce système a provoqué un véritable dédoublement des monnaies nationales. Par là il a été générateur d'une immense inflation, source de la grande vague de prospérité et d'expansion qui a soulevé le monde jusqu'en 1929.

 

Je dois retenir votre attention sur ce point, parce qu'il est important que nous sachions pourquoi notre régime économique ne satisfait plus personne. Ses deux grandes tares sont, d'une part, d'avoir introduit le chômage anglais, c'est-à-dire d'avoir laissé un million d'hommes inemployés, en Angleterre, pendant vingt ans, et, d'autre part, d'avoir rendu possible cet effroyable drame que fut la crise de 1929, génératrice d'immenses misères.

 

Or la gravité de la crise de 1929 est due tout entière au processus dont je viens de vous indiquer le principe.

 

L'immenses reflux de capitaux vers l'Europe s'est accompagné, en effet, d'un véritable doublement des facultés de crédit dans le monde, donc d'une très large augmentation du volume du pouvoir d'achat disponible. Il a, de ce fait, provoqué le "boom" de 1928-1929, qui a porté le monde à des niveaux de prospérité extrêmes, puisque les facultés de demande étaient, par suite d'un phénomène de multiplication bien connu, beaucoup plus que doublées.

 

Ainsi le frein que constituait le système monétaire avait été, non pas brisé, mais très largement distendu. Ce qu'oublient généralement les profanes, c'est que le système monétaire est essentiellement un système régulateur. On parle beaucoup de cybernétique dans le moment présent. Les mécanismes monétaires, comme la plupart des mécanismes économiques, sont des mécanismes de "feed back", des mécanismes régulateurs, qui tendent à maintenir des équilibres. Et dans la mesuré où l'on distend ces mécanismes, on peut s'écarter davantage des positions d'équilibre. C'est ce que nos experts de la conférence de Gênes n'avaient certainement pas compris. Et dès lors que les freins étaient distendus, on pouvait se livrer joyeusement à la grande vague de prospérité et d'inflation.

 

Mais le jour où l'incident est survenu et a cristallisé, comme dans une solution sursaturée, les réactions individuelles, il a fallu revenir d'autant plus en arrière, dans la voie de la dépression, qu'on avait été plus avant dans la voie de l'expansion. Et cela a donné le "black friday" du marché de New York.

 

Il a été, en 1929, le premier signe avertisseur de la grande crise mondiale, qui s'est répercutée, par ondes successives, dans tous les pays d'Europe et a provoqué la grande dépression, génératrice de plus de douleurs et de souffrances que tous les cataclysmes économiques qui l'avaient précédée. Elle a donné au monde l'impression qu'il y avait quelque chose d'irrémédiablement vicié dans le système qui permettait une pareille catastrophe.

 

Quand les peuples ont éprouvé ces désordres, ils ont redécouvert le problème monétaire qu'ils croyaient résolu. Ils s'étaient, sans le savoir, laissés condamner à cette grande dépression, suite normale de la grande prospérité de 1929 et — j'insiste — conséquence directe de l'erreur fondamentale qu'avait été la généralisation du gold-exchange-standard.

 

A la grande dépression, ils ont réagi de deux manières différentes et c'est dans leurs réactions que se trouvent les sources des deux grands courants entre lesquels se répartissent, encore actuellement, les politiques économiques et monétaires des divers États du monde.

 

La voie allemande : rationnement et contrôle des changes

 

La crise de 1929 et les ondes qui l'ont propagée avaient profondément ébranlé la confiance des prêteurs qui avaient transféré des capitaux des États-Unis et d'Angleterre vers l'Europe continentale, surtout pour les investir en Allemagne. Or une crise bancaire — celle de la Kreditanstalt — survenant en Autriche, en 1931, a déclenché le reflux de ces capitaux, d'Autriche d'abord, d'Allemagne ensuite, vers leurs pays d'origine.

 

Au printemps de l'année 1931, il est apparu que l'on se trouvait menacé d'une nouvelle dépréciation du mark, analogue à celle qui avait si profondément bouleversé l'Allemagne après la première guerre.

 

Il faut que vous sachiez — et ceux qui ont vécu cette époque le savent bien — le souvenir profond qu'avait laissé, en Allemagne, la grande inflation des années 1922-23. Tous ceux qui connaissaient l'Allemagne étaient convaincus, à l'époque, que le peuple allemand ne tolérerait pas une nouvelle inflation, qu'il était prêt à tous les excès pour protester contre le renouvellement de pareils désordres.

 

Les autres grandes puissances, se rendant compte des risques qu'entraînerait une nouvelle inflation en Allemagne, ont essayé de conjurer le danger.

 

J'ai suivi ces événements. J'étais alors attaché financier à l'Ambassade de France à Londres. Or c'est à Londres que s'est joué, en grande partie, le drame que je voudrais maintenant décrire.

 

L'histoire est souvent incomplète. Beaucoup d'événements historiques ont des aspects anecdotiques, qui sont perdus parce que ceux qui y ont participé n'ont pas eu le temps, ou le désir, d'en écrire un compte rendu. Or le détail des événements que je vais évoquer est important pour la compréhension de tout ce qui a suivi.

 

Donc, les gouvernements se trouvaient devant la menace d'une nouvelle inflation en Allemagne. A ce moment, la France, essentiellement; et d'autres pays aussi, vainqueurs de l'Allemagne, étaient créanciers de réparations. Les paiements de réparations s'ajoutaient aux obligations extérieures de l'Allemagne. La première réaction a été celle du Président Hoover qui, au mois de juin 1931, notant que "les paiements de réparation imposés à l'Allemagne ajoutaient des charges à sa balance des comptes", avait proposé, dans l'espoir d'éviter une nouvelle dépréciation du mark, "l'allégement des obligations de paiement de l'Allemagne à l'étranger".

 

A cette fin, il décrétait le "moratoire Hoover", qui suspendait, pour une année, les obligations des États débiteurs des États-Unis au titre des dettes de guerre, à la condition que ceux-ci suspendent, eux-mêmes, pendant la même période, les obligations de l'Allemagne au titre des réparations. Il espérait que pendant ce répit on trouverait le moyen de parer à la menace d'une nouvelle dépréciation du mark.

 

La réaction des gouvernements a été ce qu'elle est toujours en pareil cas : convoquer une conférence internationale. Cette conférence siégea à Londres, en juillet 1931, en pleine période de vacances. Ce détail est important, car le délégué des États-Unis à cette conférence était M. Stimson, qui était alors Secrétaire d'État. Il venait de partir en congé pour l'Europe. Seulement, à l'époque, il n'y avait pas d'avions (les jeunes aussi ne s'en rendent pas compte ; en 1930, Lindbergh avait bien traversé l'Océan, mais il était le seul à l'avoir fait). M. Stimson était donc parti en vacances pour l'Europe, mais en bateau. Et le Président Hoover avait déclaré le moratoire qui porte son nom pendant que le Secrétaire d'État était en mer.

 

A son arrivée à Southampton, un délégué de l'Ambassade des États-Unis l'attendait et lui dit : "Vous venez d'être nommé représentant des États-Unis à la Conférence. Voulez-vous venir à White-Hall, la conférence s'ouvre demain matin à dix heures." Et M. Stimson vint à White-Hall.

 

La conférence était présidée par M. Mac Donald, premier ministre de Grande-Bretagne. Le délégué de l'Allemagne était le Chancelier Brüning, qui était, pensait-on — c'était en 1931 —, le dernier défenseur en Allemagne d'une politique pacifique et qui, avec l'appui des gouvernements anglo-saxons, tentait de résister à l'inflation. Le délégué de la France était Pierre-Étienne Flandin et j'avais le privilège, comme Attaché financier à l'Ambassade, de siéger derrière lui.

 

La conférence fut très courte. Le Président Mac Donald dit : "Messieurs, nous sommes réunis pour éviter une nouvelle dépréciation du mark. Y a-t-il des propositions ? La réunion — imprévue — avait été préparée très rapidement. Les délégués présents autour du fer à cheval se sont regardés. Un seul a levé la main : c'était M. Stimson, délégué des États-Unis, qui a dit : "Messieurs, la menace qui pèse sur la monnaie allemande est provoquée par les exportations des capitaux investis à court terme en Allemagne, capitaux qui désirent sortir de ce pays pour échapper aux risques d'une nouvelle inflation. Puisque c'est la sortie de ces capitaux qui menace la monnaie allemande, il n'y a qu'une solution : les immobiliser en Allemagne, c'est-à-dire leur interdire de sortir de la zone mark."

 

La proposition était entièrement nouvelle. Il n'y avait jamais eu d'immobilisation généralisée de capitaux à l'intérieur d'un pays. Les fonctionnaires français qui accompagnaient M. Flandin se sont rapidement concertés. Nous lui avons fait remarquer le caractère audacieux de cette proposition et la nécessité, en tout cas, d'en mesurer avec soin les conséquences. M. Flandin leva la main : "Cette proposition est intéressante, a-t-il dit, mais pensez-vous qu'elle soit pratiquement réalisable,"

 

M. Stimson s'est fâché. Sa réponse fut courte : "Messieurs, je vous prie de croire que lorsque le représentant du gouvernement des États-Unis propose une solution, il s'est assuré, au préalable, qu'elle était réalisable."

 

Le Président a enchaîné : "Puisqu'il l'affirme, ce doit être vrai. Alors que faire ?" Et l'on a naturellement conclu que pour tenter d'immobiliser les capitaux étrangers investis à court terme en Allemagne, il fallait convoquer un Comité d'Experts, qui aurait mission de dire si, et, éventuellement, comment on pourrait y réussir.

 

Le comité d'experts, ainsi décidé, fut désigné sous le nom de Comité de "Stand Still." Il siégea à Bâle. Le représentant de la France y était un très grand économiste, le regretté Charles Rist.

 

Le comité avait mission d'élaborer la charte de l'immobilisation des capitaux à court terme en Allemagne, c'est-à-dire du mécanisme qui permettrait d'empêcher, par voie d'autorité, leur sortie d'Allemagne, donc de violer les contrats aux termes desquels ils y étaient entrés.

 

La décision qui créa le comité avait, sans qu'on s'en rendît compte, une immense portée. Elle fut, véritablement, un tournant de la civilisation occidentale, fondée jusque-là sur le respect des contrats et sur la liberté monétaire. Elle devait aboutir, en effet, au système entièrement nouveau qui allait permettre la pratique d'une politique d'inflation interne sans dépréciation de la monnaie. Autrement dit, elle instituait en Allemagne, le contrôle des changes.

 

La chose était si nouvelle que personne ne comprit que c'était le contrôle des changes que l'on établissait en Allemagne en lui imposant, par voir d'accord international, un système qui permettait d'immobilier, à l'intérieur de ses frontières, les capitaux qui s'y trouvaient investis.

 

C'est ainsi que lorsque Hitler prit le pouvoir, il trouva tout monté le système qui devait lui permettre d'exister et de durer. Ce n'est pas le docteur Schacht, contrairement à ce que l'on croit, qui a inventé la politique monétaire caractéristique du régime hitlérien. Cette politique a été imaginée et instituée, presque complètement inconsciemment, par les accords de "stand still".

 

Or ses conséquences furent tragiques. Hitler voulait armer l'Allemagne le plus vite possible et, pour cela, dépenser sans limite. Dans le système antérieur, il n'aurait pu y réussir, car l'inflation aurait provoqué la dépréciation de la monnaie allemande et le peuple allemand n'aurait pas toléré une nouvelle inflation galopante. Mais le nouveau système, en permettant l'immobilisation du pouvoir d'achat nouvellement créé à l'intérieur des frontières, évitait les conséquences ostensibles du déficit budgétaire et, en particulier, la hausse des changes étrangers qui, normalement, en eût été la conséquence.

 

C'est ce principe d'immobilisation des capitaux investis en Allemagne que le docteur Schacht a appliqué jusqu'à ses limites extrêmes, et avec une impeccable rigueur. Le grain était semé, il suffisait de le laisser germer. Le processus fut relativement simple : Hitler dépensait et il constatait que la dépense sans recette faisait hausser les prix. C'était le schéma classique de l'inflation. Mais la hausse des prix était dangereuse, du point de vue politique. On l'interdit, sous menace des pires sanctions. Ces pires sanctions atteignirent rapidement la sanction suprême, la peine de mort. Et c'est ainsi que s'est trouvé établi, presque spontanément, le régime de stabilisation autoritaire des prix.

 

Mais du fait que la demande excédentaire n'était pas remplie par la hausse des prix, elle portait sur des quantités de produits de plus en plus élevées.

 

C'est sur ces entrefaites qu'en 1934 j'ai été envoyé en Allemagne, pour négocier un premier accord de clearing entre la France et l'Allemagne. J'ai vu le docteur Schacht, qui m'a dit : "On me transmet une information curieuse : on me manquait de beaucoup de choses ; depuis hier, on manque aussi de baignoires en zinc. Mais cela n'a aucune importance : je prends aujourd'hui un décret qui rationne la demande de baignoires en zinc."

 

Que s'est-il produit ? Le processus est trop familier pour que nous ne le voyions pas en pleine lumière : on donne aux gens un pouvoir d'achat qui dépasse la valeur des richesses à acheter. Donc, ils peuvent demander plus que le marché ne peut leur offrir et comme ils ne veulent pas garder ce pouvoir d'achat sous forme de monnaie, parce qu'elle ne leur inspire pas confiance, ils demandent tout ce que qu'ils peuvent demander, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas rationné. On avait oublié de rationner les baignoires en zinc, on a demandé des baignoires. Et c'est ainsi que le docteur Schacht à découvert qu'il fallait tout rationner.

 

C'est maintenant une vérité reconnue que dans les pays à inflation où l'on a fait du rationnement, il est un débouché qui reste sensible à l'émission monétaire, c'est le commerce des antiquités, car il n'est jamais rationné. Il paraît que dans les boutiques d'antiquaires, on perçoit directement les déficits du Trésor : dans les semaines de plus grand déficit, on note une plus grande demande. Le commerce des antiquités est un des baromètres les plus sensibles de la situation monétaire, dans les pays à inflation réprimée.

 

C'est en élaborant, au jour le jour, la politique de rationnement, que le docteur Schacht a constitué le système entièrement nouveau, qui porte son nom. Il y avait des précédents d'inflation, mais il n'y avait pas de précédents d'inflation réprimée, c'est-à-dire d'inflation contrôlée par les mécanismes autoritaires que le régime hitlérien, par sa toute-puissance, son mépris de la liberté individuelle et aussi son système policier, pouvait mettre en œuvre.

 

L'inflation réprimée permet de dépenser sans compter, de donner des salaires élevés, de construire, en bref, de distribuer du pouvoir d'achat sans se préoccuper de la valeur des biens susceptibles de le remplir, pour que, par la pratique du rationnement généralisé, on limite la dépense, nonobstant le volume des pouvoirs d'achats individuels, à la valeur des richesses offertes sur le marché.

 

Ce système, lorsqu'il est efficace, accumule d'immenses réserves de pouvoir d'achat, maintenues hors marché par les mesures de rationnement. Il conduit à cette situation extraordinaire dans laquelle se trouvait l'Allemagne en 1948, à la veille de la réforme monétaire. Tous les individus étaient tellement remplis de pouvoir d'achat inutilisable qu'ils n'avaient plus aucune raison de travailler. Le seul problème, pour eux, n'était pas de gagner davantage, mais de trouver un petit coin de marché noir, où ils pourraient utiliser une petite fraction de leur pouvoir d'achat inemployé. Tous ceux qui ont été en Allemagne avant 1948 ont bien connu cette situation : toutes les usines éteintes, tous les champs désertés, les boutiques vides, un pays mort, en somme, puisque du fait des immenses réserves de pouvoir d'achat inutilisable, plus personne n'avait de raison de produire au-delà de ce qu'il pouvait lui-même consommer.

 

cependant, un jour du mois de juin 1948, on a fait, dans l'Allemagne de l'Ouest, une réforme monétaire, qui a annulé, par voie d'autorité, 90 % du pouvoir d'achat inutilisé. Du soir au matin, les hommes ont retrouvé des motifs de produire, des raisons d'agir, et en même temps, toutes les raisons de croire en l'avenir de leur pays [1].

 

La réforme monétaire allemande, en démontrant "a contrario" les effets d'un véritable mécanisme monétaire, a fait la preuve qu'il n'y avait pas de civilisation de liberté sans une véritable monnaie, exclusive d'inflation.

 

Voilà l'une des faces du diptyque : la solution allemande, produit de cette conférence de 1931, qui a voulu, à tout prix, éviter une nouvelle dépréciation du mark que les pratiques antérieures rendaient inévitables.

 

La voie anglaise : dévaluation et ordre financier

 

L'autre solution, c'est celle que l'Angleterre à mise en œuvre, dans les mêmes circonstances et à la même époque.

 

Les événements d'Allemagne avaient naturellement affecté la monnaie anglaise, car beaucoup des capitaux bloqués en Allemagne provenaient d'Angleterre. Les banques anglaises, qui comptaient sur ces actifs pour assurer leur liquidité, se trouvaient, du fait de l'immobilisation de leurs créances, dans une situation dangereuse. Par une sorte de choc en retour, la monnaie anglaise, quelques semaines après les décisions de 1931, qui immobilisaient les investissements à court terme en Allemagne, s'est trouvée à son tour menacée. Les capitaux ont commencé à quitter l'Angleterre et celle-ci a constaté que ses réserves devenaient insuffisantes pour maintenir la convertibilité de la livre sterling.

 

La réaction de l'Angleterre a été une réaction de bonne foi. Elle a essayé de lutter. le Contrôleur de la Trésorerie Britannique, Sir Frederic Leith-Ross, est venu en France, pour nous demander un prêt qui permette de maintenir le cours de la livre sterling.

 

C'était un de mes amis très chers. Je l'ai accueilli au Bourget et l'ai trouvé si défait que le l'ai tout de suite conduit dans un des restaurants de la Vilette, pour lui faire manger une entrecôte vigoureuse et essayer de remonter un peu son moral.

 

"Ce qu'il y a de terrible, me dit-il, c'est que, de ces démarches, le représentant de la Trésorerie britannique n'a pas l'habitude." Cependant notre accueil amical tendait à rendre les choses aussi aisées que possible.

 

Mais nous avons consenti à la Banque d'Angleterre un prêt que nous croyions suffisant pour parer aux sorties de livre sterling. Malheureusement, ce prêt a été dévoré en très peu de jours. C'est ce que l'on constate toujours dans les opérations de ce genre. L'action de tous est toujours plus efficace que celle d'un seul, si important soit-il, même quand il est un gouvernement. Bref, l'Angleterre, malgré son désir, n'a pas pu maintenir le cours de la livre sterling. Elle a accepté la dépréciation de sa monnaie, plutôt que d'imposer les contrôles caractéristiques de la politique hitlérienne.

 

Certes l'Angleterre aurait pu, comme l'Allemagne, maintenir le niveau de sa monnaie par un système d'inflation réprimée. Mais elle aurait dû, à cette fin, sacrifier la liberté des Anglais, comme Hitler a sacrifié celle des Allemands, et violer les contrats souscrits à l'égard des créanciers en livres sterling. Mais l'Angleterre a accepté les réalités. Puisque la situation impliquait une dépréciation de la livre, elle a consenti cette dépréciation et, en le faisant, elle a sauvé la liberté.

 

La décision de la Grande-Bretagne, de laisser la livre se déprécier, a été essentielle. En choisissant la liberté, elle a véritablement sauvé d'un désastre irrémédiable la civilisation occidentale.

 

Tout cela montre ce qu'il y a de spontané et d'imprévisible dans les décisions politiques les plus importantes. Dans l'esprit des hommes qui gouvernent un pays, il y a des tendances, des principes, qui entraînent un certain comportement. Mais l'explication, la théorie, ne viennent qu'après.

 

L'Angleterre a essayé de résister à la dépréciation de la livre. Elle a, à cette fin, employé tous les moyens du bord. Mais l'événement a dépassé la volonté de ceux qui tendaient à le contrecarrer. Le tournant décisif a été le refus du régime qui aurait, pour sauver la monnaie, sacrifié la liberté des hommes et le respect des contrats.

 

Les deux voies, l'anglaise et l'allemande, mettent en pleine lumière l'option qui s'impose à tout pays menacé d'inflation : ou bien sauver les apparences, c'est-à-dire une monnaie qui n'est plus une vraie monnaie parce qu'elle ne confère plus un pouvoir d'achat inconditionnel et que, de ce fait, elle ne peut être maintenue que par le sacrifice de la liberté de ceux qui l'utilisent, ou sauver les réalités, en acceptant les conséquences, c'est-à-dire la dépréciation de la monnaie lorsque, par la politique antérieure, elle a été rendue indispensable, tout en cherchant, naturellement, à la réduire au minimum, par action sur les causes qui l'ont provoquée.

 

C'est cette option fondamentale qui est à la base de la plupart des problèmes politiques, dans toute l'histoire de la première après-guerre.

 

La France s'est trouvée, comme les autres pays, à la croisée des chemins et elle a dû choisir. Elle a d'abord essayé, avec plusieurs pays de l'Europe Continentale, de sauvegarder son niveau monétaire, en constituant le groupement qu'on a appelé le "bloc-or".

 

Mais les causes d'inflation, en France, étaient plus profondes et plus permanentes que celles qui affectaient la monnaie anglaise, car aux répercussions des événements extérieurs s'ajoutaient les effets de déficits budgétaires importants, produits, notamment, des efforts d'armement qu'imposait l'approche d'une nouvelle guerre. Après avoir résisté jusqu'en 1936, sans consentir, ni à la dépréciation monétaire (la voie anglaise), ni au contrôle des changes (la voie allemande), le gouvernement a fini par constater qu'il était vain de refuser les conséquences lorsqu'on avait accepté les causes. Ce fut alors qu'obligée de choisir, la France — et ce fut le grand mérite des gouvernements de l'époque — choisit la voie anglaise. A ce choix nous devons d'avoir abordé la guerre dans une situation financière très saine. On n'a jamais assez dit qu'entre novembre 38 et juillet 39, les finances françaises avaient été très profondément assainies.

 

La deuxième guerre mondiale a provoqué, dans les pays qui avaient maintenu la liberté monétaire, une augmentation sensible du déficit budgétaire : en Angleterre, du fait de l'effort d'armement ; en France, après la défaite, du fait des frais d'occupation — 500 millions par jour — imposés par l'ennemi.

 

Or quand l'existence d'un pays est en jeu, la sauvegarde de l'ordre financier devient difficile, sinon impossible. C'est ainsi que tous les belligérants se sont trouvés engagés dans un processus inflationniste qui leur a imposé, bien qu'à des degrés divers, un système d'inflation réprimée, à l'image du système allemand. mais la mise en œuvre de pareil système est plus aisée, même dans les pays démocratiques, en temps de guerre qu'en temps de paix. On accepte plus facilement, comme part du sacrifice qu’impliquent la défense de la nation, les réglementations qu'exige le maintien d'une monnaie à un niveau arbitraire. En 1944, l'Angleterre, le France et tous les pays belligérants avaient rejoint l'Allemagne dans la pratique du contrôle des prix et du rationnement généralisés.

 

Pour tous ces pays, à l'issue de la deuxième guerre mondiale, un même problème se posait : la sortie de ces régimes d'exception.

 

Certains pays, tels la Belgique, la Hollande et, en 1948, l'Allemagne, ont rétabli la liberté monétaire en annulant, par voie d'autorité, tout ou partie du pouvoir d'achat excédentaire.

 

La France, au contraire, a suivi la voie anglaise de 1931, mais, malheureusement, en ne fermant pas le robinet à inflation. Elle s'est ainsi condamnée à une dépréciation progressive de sa monnaie.

 

L'Angleterre a pratiqué une politique très britannique, qui n'a supprimé que très prudemment les contrôles, tout en acceptant une certain dose d'inflation et de hausse des prix.

 

L'option présente : contrôle par les "Comptes de la Nation" ou par la politique monétaire.

 

L'analyse qui précède montre qu'en matière monétaire, la parole de l'Ecclésiaste : "On aura les conséquences", s'applique avec une particulière rigueur. Quand on a laissé se créer un état inflationniste, aucune force humaine ne peut en éviter les conséquences. On les a, ou apparentes, et c'est la dépréciation monétaire, ou dissimulées, et c'est l'inflation réprimée. Mais, dans tous les cas, elles sont là, avec les désordres qui y sont toujours associés.

 

Si l'on refuse ces désordres, il n'est qu'un moyen, c'est de parer à la cause qui les suscite et cette cause, cette cause unique, est toujours le déficit [2].

 

Le déficit, c'est la dépense sans recette, c'est-à-dire la volonté de demander sans offrir, pour l'État sans prendre, donc, dans tous les cas, d'obtenir gratuitement. C'est le déficit qui impose le choix entre la voie allemande et la voie anglaise. Si l'on ne veut ni de l'une, ni de l'autre, si on désiré l'ordre et la stabilité, il n'est qu'une solution : parer à la cause du désordre en rétablissant un équilibre acceptable entre le volume global du pouvoir d'achat et la valeur globale des richesses offertes pour le remplir.

 

Ce sont les moyens de pareil équilibre qu'il faut maintenant préciser, en indiquant, à la lumière des progrès qui ont été accomplis dans la théorie économique, comment se pose, maintenant, dans la plupart des pays, le problème de la lutte contre le déficit, c'est-à-dire du maintien de la stabilité économique et monétaire.

 

La cause unique de tous les drames de l'inflation, c'est qu'il y a des agents économiques, quels qu'ils soient, État, collectivités, entreprises, personnes privées, qui réussissent à dépenser plus qu'ils n'encaissent, c'est-à-dire à obtenir un pouvoir d'achat qu'ils n'ont pas acquis par une offre de même valeur sur le marché.

 

Il n'est pourtant pas aisé de dépenser sans avoir encaissé. Bien que ce soit une situation très générale — celle des personnes qui vivent au-delà de leurs moyens — elle n'est pas à la portée de tout le monde. Considérons, par exemple, la situation du marché de village. En matière économique, il faut, autant que possible, revenir toujours aux situations concrètes, à la réalité du marché de village où, sur la place de l'église, les ménagères viennent vendre leurs œufs ou leur beurre pour acheter de la viande ou des chaussures.

 

Si une ménagère, faisant son marché, veut repartir le soir avec, dans son porte-monnaie, l'argent qu'elle y a avait le matin en arrivant, il lui sera impossible, sauf circonstances exceptionnelles, de dépenser, donc de demander sans avoir offert. Si elle est arrivée le matin avec cinq cents francs et si elle veut rentrer chez elle, le soir, avec la même somme, elle ne pourra demander du beurre, par exemple, que dans la mesure où elle aura vendu des œufs. Ainsi l'équilibre du marché de village sera parfaitement assuré, parce qu'il n'y aura jamais de demande sans offre, jamais de pouvoir d'achat sans richesses à acheter.

 

J'ai dit, cependant, que notre ménagère ne pourrait demander que, dans la mesure où elle n'aurait offert, "sauf circonstances exceptionnels", que je vais maintenant préciser.

 

Elle pourra demander plus qu'elle n'aura offert si elle accepte de revenir chez elle, le soir, avec une encaisse inférieure à celle qu'elle avait le matin. Si, par exemple, elle est arrivée avec cinq cents francs, et si elle accepte de rentrer le soir avec deux cent cinquante francs, elle pourra demander à concurrence de la valeur des œufs qu'elle aura offerts, plus deux cent cinquante francs. Donc, première possibilité de demande sans offre : une diminution de l'encaisse que certains participants au marché désirent détenir et qui constitue, pour eux, "l'encaisse désirée."

 

Deuxième possibilité de demander plus qu'on a offert : le cas où l'on rencontre un banquier. Cela arrive quelquefois. Si l'on a la bonne fortune de rencontrer un banquier et de lui inspirer confiance, il peut vous dire : "Je vous offre un crédit de cinq cents francs, que vous me rembourserez dans trois mois." Si tel est le cas de notre ménagère, elle peut demander sur le marché à concurrence de la valeur des œufs qu'elle a offerts, majorée des cinq cents francs que le banquier lui a prêtés.

 

Ainsi apparaît la relation fondamentale de l'équilibre économique : demande globale = valeur globale des offres + différence entre la variation, au cours de la séance du marché considérée, du montant global des encaisses effectives et du montant global des encaisses désirées.

 

Si maintenant on considère la France entière comme une grande place de marché, on peut écrire :

 

Demande globale pendant la période considérée = valeur globale des produits offerts + différence entre les variations, pendant la même période, de la quantité globale de monnaie en circulation et du montant global des encaisses désirées.

 

Ceci montre que la demande globale est égale à la valeur globale des offres, c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir d'inflation, tant que la quantité de monnaie en circulation varie comme le montant global des encaisses désirées.

 

Autrement dit, tant que l'augmentation de la quantité de monnaie de monnaie en circulation est désirée, elle n'a aucune action sur les prix. Il n'y a pas inflation tant que la quantité de monnaie en circulation répond à un besoin d'encaisse.

 

Au contraire, l'émission de suppléments de monnaie engendre un phénomène inflationniste si elle a lieu sans que les personnes qui reçoivent les encaisses supplémentaires désirent les garder dans leurs tiroir-caisse ou dans leurs portefeuilles, c'est-à-dire lorsque ces suppléments de monnaie, n'étant pas désirés, suscitent une demande excédentaire, qui alors agit sur les prix.

 

Cette constatation précise l'option offerte à toute politique tendant à la stabilité du niveau général des prix.

 

Puisque la différence entre la demande globale et la valeur globale des offres est identique à la différence entre la variation de la quantité de monnaie en circulation et celle du montant global des encaisses désirées, on est assuré que les deux différences varieront toujours simultanément, donc qu'aucune des deux ne variera sans que l'autre varie du même montant.

 

Pour écarter toute perturbation de l'équilibre économique, on peut donc, soit contrôler le premier terme, soit contrôler le second. Dans le premier cas, on agit sur la différence entre la demande globale et la valeur globale des offres ; on fait de la politique économique. Dans le second, on agit sur la différence entre le volume global de la monnaie en circulation et le volume global des encaisses désirées ; on fait de la politique monétaire.

 

Avant la guerre, on ne voyait pas clairement cette option ; on ne se préoccupait que de la quantité de monnaie en circulation.

 

En 1919, par exemple, on a dit : on remboursera deux milliards de francs par an à la Banque de France et, ainsi, on reviendra progressivement à l'état d'avant-guerre. On ignorait que le niveau des encaisses désirées était susceptible d'affecter la quantité de monnaie en circulation.

 

Mais aujourd'hui, la politique monétaire n'est plus à la mode [3]. Jusqu'à une date récente, elle était même complètement oubliée. Les spécialistes qui parlaient de monnaie étaient considérés comme des attardés. Les économistes, eux, ne pensaient qu'au contrôle du pouvoir d'achat.

 

Le changement de point de vue n'était pas sans cause. Jadis la question du contrôle du pouvoir d'achat ne se posait pas. Très peu de revenus, en effet, étaient fixés a priori. L'État n'était pas, ou n'était que très peu, en déficit. Il ne donnait des traitements aux fonctionnaires que dans la mesure où il en avait prélevé le montant sur des contribuables. Les entreprises, quand elles étaient en déficit, étaient rapidement mises en faillite. Elles ne pouvaient distribuer des salaires que dans la mesure où elles avaient des recettes. Quant aux investissements, ils n'étaient pratiqués qu'en fonction des emprunts réalisés sur le marché, donc seulement lorsqu'un prêteur renonçait à dépenser pour permettre à l'emprunteur de dépenser à sa place. Pour toutes ces raisons, le pouvoir d'achat global était toujours sensiblement au niveau de la valeur globale des richesses offertes sur le marché.

 

Depuis la guerre, une mutation capitale est intervenue dans le processus de formation du pouvoir d'achat. De très nombreux revenus sont maintenant fixés a priori. Ils ne sont plus des conséquences, mais sont devenus des causes.

 

En premier lieu, les dépenses de l'État — et en particulier les salaires publics — ne sont plus fonction des recettes de l'État, mais sont fixés a priori, sous l'effet d'exigences politiques ou de pressions syndicales. Je ne dis pas que celles-ci soient illégitimes, mais je constate qu'elles apparaissent comme des impératifs et qu'au gré des "rendez-vous" fixés par les pouvoirs publics, elles déterminent le niveau des rémunérations des fonctionnaires, indépendamment des ressources fiscales qui devaient les financer. Par-là, elles peuvent être génératrices de pouvoir d'achat sans contrepartie.

 

De la même façon, dans les entreprises nationalisées — en fait, dans la plupart, aussi, des entreprises privées — le niveau des rémunérations est fixé, indirectement, par le niveau du salaire minimum garanti, c'est-à-dire a priori et sans considération de la valeur des richesses que l'entreprise met sur le marché, donc, des biens qu'elle produit pour remplir les revenus qu'elle distribue.

 

Quant aux investissements, ils sont devenus, depuis la grande mode des théories keynésiennes, plus ou moins bien interprétées, des éléments inconditionnels des budgets de dépense. L'État s'engage à fournir à nombre d'entreprises, publiques, semi-publiques ou quelquefois privées, les ressources qu'elles ne peuvent ou ne veulent emprunter sur le marché. Il comprend donc, dans ses programmes, le financement des plans de modernisation et d'équipement qu'il estime nécessaires ou opportuns. Certes, ces dépenses entraînent presque toujours des avantages inconditionnels, indépendants des disponibilités que l'épargne fournit pour les satisfaire.

 

Tous ces changements, si justifiés que, par ailleurs, ils puissent paraître, ont désolidarisé la demande de l'offre. Dorénavant, celle-là n'est plus directement engendrée par celle-ci et peut donc lui être, pendant des périodes prolongées, sensiblement supérieure.

 

Cette constatation a conduit toute une école d'économistes à penser que, pour rétablir l'équilibre, il n'y a avait qu'une solution, qui était d'ajuster systématiquement la demande globale à la valeur globale des offres. c'est ainsi qu'est apparue et que s'est imposée, dans tous les grands pays, la politique des "Comptes de la Nation", qui cherche à établir l'équilibre, non plus, comme jadis, entre dépenses et recettes de l'État, dans le cadre d'un compte budgétaire n équilibre, mais entre revenus et richesses produites, dans le cadre d'une comptabilité de la Nation. Tous les pays, les États-Unis, l'Angleterre, la France notamment, s'imposent la production annuelle des Comptes de la Nation, qui cherchent à établir l'équilibre, par voie d'autorité, entre dépenses globales et valeur globale des richesses offertes sur le marché. En France actuellement, c'est essentiellement du Budget de la Nation que l'on attend l'équilibre économique.

 

En théorie, pareille politique pourrait être très efficace. Le malheur est qu'à l'égard de réalités humaines, le calcul n'est pas un maître toujours obéi. Lorsqu'il s'agit d'établir l'égalité entre des grandeurs qui affectent aussi profondément le sort des hommes que le salaire d'une part, la production d'autre part, des équations, si rigoureuses qu'elles soient, ne mordent pas profondément sur les réalités. C'est même parce que celles-ci résistent que, malgré les équilibres savamment réalisés dans les registres des comptables nationaux, l'inflation continue à sévir dans tous les grands États de l'Occident [4].

 

Peut-être la Russie soviétique peut-elle plus aisément — en encore n'est-ce pas sûr — ajuster, par voie de décrets, les revenus à la valeur des richesses offertes pour les remplir. Je dis que ce n'est pas sûr, parce que j'ai eu le privilège, en 1945, de séjourner en Russie soviétique (j'étais alors délégué de la France à la Commission des Réparations qui siégeait à Moscou).

 

J'ai découvert, là-bas, des marchés libres, où les acheteurs pouvaient dépenser le solde des revenus qui dépassaient la valeur des richesses offertes sur les marchés officiels. C'est dire que la Russie soviétique, seule dans l'univers à ce moment, comptait sur le mécanisme des prix pour parfaire l'équilibre économique, ce qui ne manque pas de piquant.

 

Sur les marchés libres, les paysans pouvaient vendre, à des prix résultant seulement de la confrontation de l'offre et de la demande, tout ce qu'ils n'avaient pas versé à l'État, au titre des prestations obligatoires.

 

La demande sur le marché libre épongeait l'excédent des revenus distribués sur la valeur des rations attribuées.

 

Ceci vous montre que, même en Russie soviétique, l'ajustement de la demande globale à la valeur globale des offres n'est pas si aisé et c'est aussi la preuve, de la part des économistes soviétiques, d'une compréhension des mécanismes de marché, dont n'ont pas toujours fait preuve les théoriciens de l'économie capitaliste.

 

Mais il existe, pour le maintien de l'équilibre équilibre économique, une autre solution : c'est la politique monétaire. Elle a pour principe le refus de toute création de monnaie qui n'a pas pour contrepartie l'offre de richesses d'égale valeur. Autrement dit, elle interdit l'escompte de "fausses créances".

 

L'essence de la politique monétaire, c'est le contrôle du second terme de l'équation sus-indiquée. Il tend à assurer l'égalité de la quantité globale de monnaie en circulation et du montant global des encaisses désirées. Ce contrôle s'accomplissait surtout indirectement, par une stricte limitation de la nature des créances offertes à l'escompte, notamment quant à leur solvabilité et à leur durée. Il était donc relativement facile à exercer et, de ce fait, efficace, mais brutal, ce qui le rendait doublement impopulaire.

 

C'est même en raison de son efficacité qu'il n'était accepté que très impatiemment par l'opinion publique.

 

Mais il s'est produit depuis quatre ans [5] un phénomène singulier, c'est que les peuples ont redécouvert, progressivement, la technique monétaire. D'abord l'Angleterre, puis les États-Unis au moment de la guerre de Corée, et nous-mêmes maintenant. L'Autriche et la Hollande en ont fait avant nous une magnifique application, et elle s'est avérée infiniment plus efficace que la méthode des "Comptes de la Nation". C'est elle qui a provoqué l'extraordinaire restauration de la situation financière en Hollande et en Autriche.

 

Néanmoins, je ne suis pas hostile à la première méthode ; en pareille matière, il faut être prudent, utiliser tous les moyens d'action. Mais, je considère que dans le régime où vivent encore les pays de l'Occident, avec le large secteur privé qui le caractérise, la politique monétaire peut être plus facilement et plus efficacement appliquée que la méthode de contrôle direct des revenus, par le moyen des "Comptes de la nation".

 

En l'état actuel des choses, dans nos pays, tels qu'ils sont, les hommes ne se laissent pas aisément conduire par des équations. Ils résistent et il est difficile de les empêcher de résister, si l'on n'accepte pas de leur couper la tête trop souvent.

 

La méthode monétaire, au contraire, n'implique ni calculs complexes, ni théories subtiles. Elle est à l'échelle humaine et c'est pour cette raison que, selon moi, le monde ne sortira — s'il sort jamais — de l'âge de l'inflation, que par le retour généralisé aux techniques monétaires.

 

Nos civilisations sont fragiles. L'instabilité des prix, qui les a marquées, depuis un demi-siècle, est une des principales causes de leur faiblesse. Si l'on veut tenter de les sauver, il faut leur rendre une stabilité suffisante. Assurément, il n'est pas question d'abandonner la technique des "Comptes de la Nation". Celle-ci est une conquête définitive de la politique économique. Mais il faut parer à ses insuffisances et à ses faiblesses, en l'appuyant sur une politique monétaire efficace.

 

Seule une politique monétaire efficace exclura le déficit, en rendant son financement impossible. Seule elle empêchera la liberté d'engendrer le désordre.

 

La civilisation libérale, dans laquelle nous croyons encore vivre, ne produit ses fruits que la stabilité. Si l'on veut la reconstruire, il faut lui restituer la base monétaire solide, sur laquelle elle a été édifiée. Aujourd'hui, après quarante années d'inflation, c'est par la monnaie qu'on sauvera la liberté.

 

Notes

 

[1] La réforme monétaire allemande est commentée dans l'article : "Une vérification a contrario : la résurrection de l'Allemagne" publié dans la Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1953 (et reproduit comme chapitre IV de L'Âge de l'inflation).

 

[2] J'emploie ici le mot déficit dans son sens continental, qui vise un excès de dépenses sur le total des ressources d'impôt et d'emprunt propres à en assurer le financement et non dans le sens anglo-saxon, qui n'évoque qu'un excès de dépenses sur les recettes fiscales, donc un besoin d'emprunt propre à être financé par le marché.

 

[3] Écrit en 1956.

 

[4] Écrit en 1956.

 

[5] Même observation que dans la note précédente.

 

Traduction :  Hervé de Quengo

 

 

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Jacques Rueff, (23 août 1896 - 23 avril 1978), est un haut fonctionnaire et économiste français. Il a joué un rôle majeur dans les réformes économiques réalisées en France à partir de 1958. Libéral, proche des idées de l'école autrichienne, il s'est fermement opposé aux idées keynésiennes qui sont remises en cause avec la crise des années 1970 (stagflation).
Publication de commentaires terminée
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Jacques Rueff "Il a joué un rôle majeur dans les réformes économiques réalisées en France à partir de 1958." ha bon et alors ça a donné quoi ? surtout beaucoup d'inflation... je retiens qu'il a pantouflé dans les instances européennes de l'époque et travaillé pour le marché commun.... un libéral pro-anglo-saxon, et on voit bien le résultat aujourd'hui grande réussite... bravo rien à dire
Très intéressant et...angoissant, vu ce qu'ils ont fait depuis 1956 !

Pas étonnant que nos libertés partent en lambeaux !

La relation sur la stabilité économique et monétaire et la Liberté est édifiante.
Et stabilité ne veut pas forcément dire richesse. Il s'agit d'une autre sorte de richesse, saine et de long terme...

MERCI
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Alleluiah

Pour une fois que 24h gold ne me brise pas les b...s avec des ultralibéraux décérébrés.
Pour les réactionnaires (au sens de celui qui veut revenir au temps d'avant), Rueff est un grand seigneur.
Beaucoup vont enfin apprendre la différence entre le gold standard et le gold exchange standard.

Puissiez vous lire un jour "monetary sin of the west"

Assurement un grand économiste.
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Rueff parlait français, il disait simplement " étalon or " et " étalon de change or ".
Dernier commentaire publié pour cet article
Jacques Rueff "Il a joué un rôle majeur dans les réformes économiques réalisées en France à partir de 1958." ha bon et alors ça a donné quoi ? surtout beaucoup d'inflation... je retiens qu'il a pantouflé dans les instances européennes de l'époque et tra  Lire la suite
Dekyus - 24/09/2014 à 15:49 GMT
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