Fermer X Les cookies sont necessaires au bon fonctionnement de 24hGold.com. En poursuivant votre navigation sur notre site, vous acceptez leur utilisation.
Pour en savoir plus sur les cookies...
AnglaisFrancais
Cours Or & Argent en

La Vengeance de la main invisible

IMG Auteur
 
 
Extrait des Archives : publié le 02 mai 2012
8080 mots - Temps de lecture : 20 - 32 minutes
( 3 votes, 3,7/5 ) , 1 commentaire
Imprimer l'article
  Article Commentaires Commenter Notation  
0
envoyer
1
commenter
Notre Newsletter...

 

 

 

 

(présenté à la 3ème Libertarians Scholars Conference en 1975. Publié dans le volume1, numéro 1 du Journal of Liberarian Studies en 1977. Pour ce périodique, voir le site du Mises Institute).

 

[Roy Childs est un libertarien qui avait déjà publié en 1969 une fameuse "Lettre ouverte à Ayn Rand" pour convertir sans succès cette dernière à l'anarcho-capitalisme. Il avait été lui-même convaincu par LeFevre, Rothbard et les Tannehill. Il publia par la suite le célèbre (dans les milieux libertariens) texte ci-dessous en réponse aux analyses de Nozick. Par la suite (dans les années 1980), il répudia cependant l'anarchisme, expliquant que ce dernier occupe chez les libertariens une place analogue au marxisme pour le mouvement socialiste. Parmi ses écrits figurent également de nombreuses notes de lectures pour Laissez-Faire Books. Un recueil de ses articles (Liberty against Power, 1994) a été publié par Fox and Wilkes. NdT]

 

A coup sûr, l'un des plus importants événements qui se soit produit ces dernières années sur la scène intellectuelle fut l'apparition, comme porte-parole éloquent et vigoureux de la doctrine libertarienne, d'un professeur de philosophie de l'Université de Harvard. En fait, l'homme, Robert Nozick, et son traité Anarchie, État et Utopie, récompensé du National Book Award, furent l'objet d'une telle attention et de telles louanges que tous ceux qui soutiennent la doctrine de la liberté se sont bien réjouis.

 

Cependant, s'ils se sont réjouis de l'accueil fait au livre et du nouvel intérêt d'une grande partie de l'establishment intellectuel pour le libertarianisme, ils ne se sont pas tous pareillement félicités du contenu du livre lui-même. Car, au milieu des critiques subtiles et de grande envergure portées contre des doctrines telles que la théorie de l'exploitation de Marx, l'égalitarisme et la théorie de la justice de Rawls (si acclamée par les intellectuels ces dernières années) qu'on trouve dans le livre, apparaît un argument tellement central de la pensée de Nozick qu'il domine le premier tiers du traité : une défense de "l'État minimal" contre les revendications et les arguments de l'anarchisme.

 

Une partie de la consternation causée par cette partie est due au fait que l'argument de Nozick est souvent d'une grande complexité intellectuelle, utilisant contre le lecteur toutes les techniques et les outils de la philosophie contemporaine - avec de nombreuses autres réflexions techniques concernant d'autres domaines, comme l'économie, ajoutées pour faire bonne mesure - et donnant souvent l'impression d'être pris dans un manège tournant à une allure étourdissante, changeant de vitesse et de direction de manière imprévisible.

 

Mais une autre partie de la consternation est également causée par la nature des arguments eux-mêmes, et par leur tendance anti-libertarienne ; des arguments reposant sur des notions telles que le "principe de compensation," le principe du "risque" et le prétendu "droit" d'interdire les activités risquées des autres.

 

Ce n'est pas un hasard, dès lors, qu'Anarchie, État et Utopie ait créé une pluie de controverses dans les cercles libertariens. Tandis que les médias et le monde intellectuel en général se focalisait, de manière assez bien venue, sur les critiques convaincantes de Nozick contre la pensée dominante, en particulier la partie consacrée à l'examen de la théorie de la justice de Rawls et à la défense, par Nozick, des "actes capitalistes entre adultes consentants," les libertariens se sont plus intéressés au cadre de référence de Nozick, à l'absence d'une théorie des droits (sur laquelle repose tacitement la validité d'une grande part du livre) et à ses attaques contre l'anarchisme.

 

Il est évident que toute critique détaillée et convaincante de ce profond et complexe ouvrage devrait être aussi long que le livre lui-même. Nous n'essayons pas ici d'atteindre de tels sommets. Ce que nous allons faire, à la place, c'est essayer de répondre à l'argument principal de Nozick pour défendre "l'État minimal." Nozick commence avec "l'état de nature" lockéen pour montrer comment, par une série de processus de "main invisible" ne violant les droits de personne, un "État minimal" peut survenir. Nous soutiendrons, à l'inverse, qu'en partant d'un "État minimal" et en évoluant suivant une série d'étapes (sans violer les droits de quiconque), nous pourrions revenir à un état d'anarchie. En résumé, nous soutiendrons que tout bon État minimal est un État minimal mort, qui permet à des processus de se produire, processus qui, si on les laisse continuer assez longtemps, dissoudrons l'État minimal dans l'anarchisme.

 

En clarifiant tout ceci, nous devrons parler du concept de "risque" chez Nozick, de son principe de "compensation" et de son idée selon laquelle son explication de l'origine de l'État est une explication de type "main invisible." Nous verrons que, bien au contraire, il y a une main tout à fait visible : en réalité, une véritable main de fer.

 

La défense de l'État minimal du professeur Nozick se déroule en trois étapes. Premièrement, il soutient que, "étant donné" un système anarchique d'associations protectrices en concurrence au sein d'un marché libre, une agence dominante en sortira, par des procédures de marché et par nécessité économique. Cette "agence dominante," à son tour, "évoluera" en un "L'État ultraminimal" grâce à un processus de main invisible et d'une manière moralement acceptable, ne violant les droits de personne. Cet "État ultraminimal" diffère de l'agence dominante en ce qu'il exerce un monopole de la force sur une région géographique donnée, à l'exception de la force nécessaire pour l'autodéfense immédiate. Par conséquent, il "exclut les représailles privées (ou les représailles via des agences) en cas de mal commis ainsi que l'extorsion de compensations ; mais il fournit des services de protection et fait respecter d'application des décisions uniquement à ceux qui achètent ses polices de protection et d'application." Le professeur Nozick montre alors comment cet État ultraminimal évolue vers un État minimal, qui est "équivalent à l'État ultra minimal auquel on a ajouté un schéma Friedmanien (clairement redistributeur) de bons, financés par les revenus de l'impôt. Dans ce schéma, on donne à tout le monde, ou seulement à certains (par exemple, ceux qui sont dans le besoin), des bons financés par l'impôt qui ne peuvent être utilisés que pour acheter une police de protection à l'État ultra minimal." Le professeur Nozick soutient que "ceux qui dirigent l'État ultra minimal sont moralement contraints de créer l'État minimal," car "il serait moralement inadmissible que des personnes maintiennent le monopole de l'État ultra minimal sans fournir des services de protection à tous."

 

Cette dernière phrase est particulièrement intéressante. La réussite de la transformation de l'État ultra minimal en État minimal dépend de l'allégeance au principe de compensation du professeur Nozick. L'État ultra minimal est obligé de "compenser" ceux à qui il interdit par la force d'exercer des activités risquées. Une compensation adéquate est sensée être assurée, sans plus de raison, comme nous le verrons, par la fourniture de services de protection. Le professeur Nozick accorde que l'État ultra minimal "pourrait ne pas fournir cette compensation," mais il suppose que "généralement les gens feront ce qu'il leur est moralement requis de faire." Cette hypothèse, malheureusement, est uniquement faite par le professeur Nozick lorsqu'il considère les actions de l'appareil l'État, mais pas lorsqu'il considère les actions des associations protectrices en concurrence. La naïveté n’est certes charmante, mais pas très réconfortante, rassurante ou réaliste. Qu'une telle hypothèse puisse être faite pour jouer un rôle aussi crucialement important dans l'argumentaire du professeur Nozick est, sous bien des aspects, symptomatique du livre et de nombreuses discussions philosophiques contemporaines sur l'État.

 

Pourquoi une "agence dominante" doit-elle se développer dans un système de marché libre d'agences de protection en concurrence ? "Au début," écrit le professeur Nozick, "plusieurs associations ou compagnies protectrices différentes offriront leurs services dans la même zone géographique. Que se passera-t-il en cas de conflit entre clients d'agences différentes ?" Nous apprenons que "seules trois possibilités valent la peine d'être considérées" :

 

1. Dans de telles situations, les forces des deux agences se battent. L'une des deux agences gagne systématiquement ces batailles. Comme les clients de l'agence perdante sont mal protégés en cas de conflit avec les clients de l'agence victorieuse, ils quittent leur agence pour faire affaire avec le vainqueur.

 

2. Le pouvoir d'une agence est concentré dans une zone géographique, celle de l'autre agence dans une autre zone. Chacune gagne les batailles menées près de son centre de pouvoir, un certain gradient étant établi. Les gens qui traitent avec une agence mais vivent dans la zone de pouvoir de l'autre se rapprochent du siège de leur propre agence ou changent d'agence de protection.

 

3. Les deux agences se battent souvent et à égalité. Elles gagnent et perdent avec la même fréquence, et leurs membres dispersés ont des relations et des litiges réguliers entre eux. Ou peut-être, sans se battre ou après seulement quelques escarmouches, les agences comprennent que de telles batailles se produiront continuellement en l'absence de mesures préventives. En tout cas, pour éviter des batailles fréquentes, coûteuses et source de gaspillages, les deux agences, peut-être au travers de leurs directeurs, se mettent d'accord pour résoudre pacifiquement les cas où elles arrivent à des jugements différents. Elles conviennent de mettre en place et de respecter les décisions d'un troisième juge ou d'un troisième tribunal vers lequel elles peuvent se tourner quand leurs jugements respectifs diffèrent. (Ou elles peuvent établir des règles déterminant quelle agence l'emporte et dans quelles circonstances.) Ainsi, il apparaît un système de tribunaux d'appel et un accord quant aux règles concernant la juridiction et les conflits entre les lois. Bien que différentes agences soient en place, il n'existe qu'un seul système judiciaire fédéral unifié dont elles sont toutes des composantes.

 

Quelle est l'importance de ceci ? "Dans chacun de ces cas," nous est-il dit, "toutes les personnes d'une zone géographique se trouvent dans un système commun qui juge entre leurs revendications concurrentes et qui font respecter leurs droits."

 

A partir de l'anarchie, sous la pression de regroupements spontanés, des associations de protection mutuelle, de la division du travail, des forces du marché, des économies d'échelle et de l'intérêt personnel rationnel, se crée quelque chose qui ressemble beaucoup à un État minimal ou à un groupe d'États minimaux géographiquement distincts.

 

D'après le professeur Nozick, donc, si les associations de protection en concurrence font des arrangements entre elles pour résoudre les conflits, nous avons un type de "système judiciaire fédéral," une variante de gouvernement. C'est certainement une métaphore et elle est injustifiée. Certes, si nous prenons tous les dispositifs protecteurs utilisés dans une société donnée et les rassemblons ensemble, le total possède dès lors ce que certains appelleraient un "monopole" de la protection. De même, tous les fermiers pris collectivement ont un "monopole" sur l'agriculture. Mais ce n'est qu'une tautologie.

 

Le point essentiel que le professeur Nozick veut souligner est que si l'une de ces possibilités alternatives se produit, il en résulte un "système légal." Or, personne n'a jamais nié qu'il y ait bien un "système légal" sous le régime de l'anarchie. De nombreux anarchistes éminents ont affirmé qu'ils proposent de séparer les structures et les processus (et même un contenu, dans certains cas) de l'État, et d'abolir totalement l'État. Si l'on décide d'appeler "État" tout "système légal" au sens large, il y a peu d'intérêt à poursuivre l'analyse.

 

La discussion peut être poursuivie de manière plus productive si nous distinguons deux types radicalement différents de systèmes légaux : un "système légal de marché" et un "système légal d'État." Un "système légal de marché" pourrait être caractérisé comme un système de règles et de procédures d'application qui émerge des processus de l'économie de marché : concurrence, négociations, décisions légales, etc. ; un système légal dont l'ordre est "spontané" au sens de Hayek. D'un autre côté, un "système légal d'État" pourrait être caractérisé comme un système de règles et de procédures d'application construites par l'appareil d'État, comme un résultat de procédures politiques, imposé par la force au reste de la société.

 

Dans une société avec un "système légal de marché," la forme du système légal est déterminée par les processus mis en œuvre par les actions de plusieurs d'agences indépendantes dont les plans peuvent entrer en conflit, et causer par conséquent quelques ajustements de la structure moyens-fins, pour eux-mêmes et pour les autres. Des agences indépendantes, dès lors, peuvent trouver des accords, obtenir des décisions, mettre en place des précédents, négocier, etc., produisant un "ordre" légal qui n'a été construit par personne. Le système résultant n'est pas un "système fédéral" au sens traditionnel : nous pouvons trouver des décisions ad hoc pour des conflits individuels, des procédures décidées à l'avance, comme la désignation du nom des juges par tirage au sort, des juges choisis de manière alternative par chaque agence, à l'infini. Nous n'avons pas besoin de supposer qu'un quelconque système permanent et distinct d'appel soit érigé. (S'il y en avait un, cela ne changerait pas notre argument essentiel.) L'anarchisme peut donc avoir un système légal, un "système légal de marché" qu'on opposera à un "système légal d'État." L'analogie peut être faite avec la distinction entre les systèmes économiques étatisés et les systèmes économique de marché libre. Les deux sont des systèmes, mais pas de la même sorte : ils reposent sur des processus totalement différents. Ce que nous conclurons donc, c'est que si se produit la troisième des trois possibilités offertes par le professeur Nozick, il n'en résultera pas d'appareil d'État.

 

Plusieurs autres objections à ce raisonnement surgissent ici : l'argument du professeur Nozick selon lequel "des services maximaux de protection en concurrence ne peuvent pas coexister" manque de force, parce qu'il ne fait que supposer que les conflits violents entre agences seront la norme. Or, si de tels conflits commencent vraiment à se développer, l'économie nous donne toutes les raisons de supposer qu'il sera dans l'intérêt des parties en concurrence de développer un moyen de régler les conflits, plutôt que de se lancer dans des actions violentes. Enfin, il n'y a aucune raison de considérer le concept de "services de protection" avec un respect holistique. Une variété infinie d'institutions peut se développer dans la société, s'occupant des nombreux et divers aspects de la protection. Certaines institutions peuvent patrouiller dans le voisinage, certaines peuvent se concentrer sur les droits d'auteur, d'autres sur les violations de contrats, certaines uniquement sur l'assurance contre le crime plutôt que sur l'arrestation des criminels (pour les cas où les clients de la société ne pensent pas que le châtiment ou la punition soient justifiés ou vaillent le coup). Ici encore, il n'y a pas de raison de croire qu'une seule agence domine le terrain.

 

La "main invisible" se retrouve en fait empêtrée dans une puissante toile d'araignée. Examinons le processus par lequel "l'agence dominante" évoluerait vers un "État ultra minimal," qui à son tour se trouve moralement obligé de devenir un "État minimal."

 

"Un État ultra minimal," écrit Nozick, "maintient un monopole sur tout usage de la force, à l'exception de celle nécessaire pour l'autodéfense immédiate, et exclut donc les représailles privées (ou les représailles via des agences) en cas de mal commis ainsi que l'extorsion de compensations ; mais il fournit des services de protection et d'application des décisions uniquement à ceux qui achètent ses polices de protection et d'application."

 

"L'État minimal (veilleur de nuit)," d'un autre côté, est comme il l'écrit "équivalent à l'État ultra minimal auquel on a ajouté un schéma Friedmanien (clairement redistribuer) de bons, financés par les revenus de l'impôt. Dans ce schéma, on donne à tout le monde, ou seulement à certains (par exemple, ceux qui sont dans le besoin), des bons financés par l'impôt qui ne peuvent être utilisés que pour acheter une police de protection à l'État ultra minimal."

 

Le professeur Nozick suppose l'existence d'une agence de protection dominante parmi plusieurs agences concurrentes et montre comment elle peut évoluer vers un État ultra minimal, qui est à son tour obligé de se transformer en État minimal. La question clé à poser est la suivante : comment l'agence dominante peut-elle se conduire vis-à-vis des indépendants ? Pour y répondre, nous devons brièvement étudier les notions de risque, d'interdiction et de principe de compensation.

 

Dans l'idée du professeur Nozick, on est moralement justifié d'interdire certains actes, pourvu que l'on compense ceux qui subissent cette interdiction. Quelles actions peuvent-elles être interdites ? Dans Anarchie, État et Utopie, il n'y a pas de limite claire et non ambiguë entre les classes d'actions humaines qui peuvent être interdites à juste titre et celles qui ne le peuvent pas. Une classe peut être toutefois identifiée : nous pouvons interdire certaines actions risquées, pourvu qu'on les compense. Quelles actions risquées ? Ce n'est pas très clair, mais la réponse semble être : celles présentant une probabilité "trop élevée" de faire du tort à autrui. L'agence dominante peut à juste titre interdire les procédures d'imposition des décisions des agences indépendantes, selon ce raisonnement, à cause des risques de faire du mal à autrui, que ce soit en punissant à tort, en utilisant des procédures non fiables, ou toute autre chose. En posant la question : "Comment l'agence dominante peut-elle se conduire ?" ou "Qu'est-ce que... l'association protectrice dominante peut interdire aux autres individus de faire ?" le professeur Nozick répond :

 

L'association protectrice dominante peut se réserver le droit de juger toute procédure de justice appliquée à ses clients. Elle peut annoncer, et agir d'après cette annonce, qu’elle ne punira toute personne utilisant contre un de ses clients une procédure qu'elle trouve non fiable ou injuste.

 

Ceci est basé à son tour sur la notion de "droits procéduraux." "La personne qui utilise une procédure non fiable, agissant d'après ses résultats," écrit-il, "impose des risques aux autres, que sa procédure échoue ou non dans un cas particulier." Nozick énonce le principe général que "tout un chacun peut se défendre lui-même contre des procédures inconnues ou non fiables et peut punir ceux qui utilisent ou essaient d'utiliser de telles procédures contre lui," et ne réserve pas en principe ce "droit" à une agence de monopole.

 

Cependant :
Comme l'association protectrice dominante juge ses propres procédures à la fois fiables et justes, et croit que ceci est généralement connu, elle ne permettra à personne de se défendre contre elles ; ce qui veut dire qu'elle punira quiconque le fait. L'association protectrice dominante agira librement selon sa propre compréhension de la situation, alors que personne d'autre ne pourra le faire en toute impunité. Bien qu'aucun monopole ne soit revendiqué, l'agence dominante occupe effectivement une position unique en vertu de son pouvoir.... Ce n'est pas uniquement qu'elle se trouve être la seule à exercer un droit dont elle reconnaît que tous le possèdent ; la nature du droit est telle que dès qu'une puissance dominante émerge, elle seule exercera en réalité ce droit. [Mes italiques.]

 

Ainsi : un monopole de fait. Donc : l'État ultra minimal.

 

C'est à ce point que le principe de compensation montre sa vilaine tête.

 

Le professeur Nozick a énoncé que l'on a un droit d'interdire certaines actions excessivement risquées des autres pourvu que ces dernières soient compensées. En quoi consiste la "compensation" ?

 

Quelque chose compense pleinement une personne pour une perte si et seulement si cette chose ne la met pas dans une situation pire qu'elle ne l'aurait été sinon : elle compense l'individu X de l'action de l'individu Y si X n'est pas dans une moins bonne position en la recevant, Y ayant fait A, que X ne l'aurait été sans la recevoir mais Y n'ayant pas fait A. (En utilisant la terminologie des économistes, quelque chose compense X de l'acte de Y si la recevoir laisse X sur une courbe d'indifférence au moins aussi élevée qu'il n'aurait été, sans cette chose et sans l'acte de Y.)

 

Le professeur Nozick continue dès lors à ignorer "sans vergogne" certaines questions clés tournant autour des problèmes centraux de la signification du terme de "compensation." Sa formulation finale est la suivante :

 

Il est demandé à Y d'élever X au-dessus de sa position réelle (sur une certaine courbe d'indifférence I) d'un montant égal à la différence entre sa position sur I et sa position initiale. Y compense X pour le tort que l'action de Y aurait fait à un X agissant de manière raisonnablement prudente.

 

Voilà donc le sens du mot "compensation." "Le principe de compensation requiert que les gens soient compensés de l'interdiction qui leur est faite d'entreprendre certaines activités risquées." Quelles sont les activités "risquées" que le professeur Nozick souhaite interdire ? Les procédures de mise en vigueur des décisions des agences de protection non dominantes. Ce qui veut dire qu'il souhaite nous interdire de nous adresser à toute agence concurrente, autre que l'agence de protection dominante.

 

Que veut-il nous offrir comme compensation d'une telle interdiction ? Il se montre excessivement généreux. Il ne nous donne rien moins que l'État.

 

Quelqu'un souhaiterait-t-il refuser cette offre il est vrai généreuse, qu'on lui répondrait qu'il ne peut pas la repousser. Elle s'impose qu'on l'aime ou non, qu'on veuille ou non accepter l'État comme compensation. C'est cela qui doit nous arrêter et nous faire réfléchir un peu. Considérons la nature de l'État du professeur Nozick, et considérons ensuite quelques-uns des maillons faibles de sa chaîne d'arguments qui, à la fin, nous attachera à l'État. Avec un ou deux coups secs, nous briserons peut-être certains de ces maillons faibles et nous libèrerons de ce que certains de nous, au moins, considèrent comme une perte certaine. En attendant, cependant, il faut comprendre que nous sommes arrivés à l'État minimal. L'État ultra minimal survient quand certaines activités sont interdites à des agences non dominantes. L'État minimal est atteint quand l'État ultra minimal est combiné avec l'extension des services de protection à ceux auxquels ils sont interdits.

 

(Nous devrions noter que la seule chose obligeant l'État minimal à payer une telle compensation est un principe moral : le professeur Nozick "suppose" dans ce cas qu'ils [ceux de l'État ultra minimal] agiront comme ils le devraient, même s'ils peuvent ne pas reconnaître cette obligation morale.)

 

Considérons la nature de l'État nozickéen lui-même. Le "gouvernement limité" randien possède une forme économique intéressante : il est par essence une coopérative de consommateurs, tous venant se réfugier sous son pouvoir comme "consommateurs," ayant le droit de vote, etc. Mais l'État du professeur Nozick est une propriété privée. Il était, on se le rappelle, une firme privée, une agence, qui s'est transformée en État par une série d'étapes spécifiables. Il demeure une propriété privée, dès lors, car rien n'a été fait pour changer cet état de fait. Comme il a été autrefois une agence dominante et s'est créé cette position sur le marché libre, il est justifié de supposer que ses propriétaires, son conseil de direction (actionnaires ou autres) sont des hommes d'affaires agressifs, cherchant l'expansion" de leurs affaires. Il n'est pas ici question d'une constitution, bien entendu, simplement de contrats avec ses clients, qu'en cas de conflits lui seul peut juger et interpréter. Il n'y a pas de vote. Il n'y a pas de séparation des pouvoirs, pas d'équilibres des forces et plus non plus de contre-pouvoirs d'un quelconque marché. Il y a uniquement une agence privée, avec désormais un pouvoir de monopole sur l'usage de la force physique pour atteindre ses buts.

 

Cela, nous dit-on, est une agence qui va suivre certains principes moraux et (a) étendre la protection à ceux dont les activités risquées sont interdites (ou dont les agences n'ont plus le droit de fonctionner) et (b) s'arrêter aux fonctions d'un "État minimal." Qu'y a-t-il pour contrebalancer son pouvoir ? Que se passe-t-il dans le cas où elle prétend à encore plus de pouvoirs ? Comme elle a un monopole, tout conflit sur ses fonctions est exclusivement résolu par elle-même. Comme les procédures consciencieuses de poursuite sont coûteuses, l'État ultra minimal peut devenir négligeant sans concurrence. Néanmoins, seul l'État ultra minimal peut juger de la légitimité de ses propres procédures, comme nous le dit explicitement le professeur Nozick.

 

On peut trouver pas totalement convaincant l'argument de Nozick expliquant pourquoi cela devrait être accepté comme une situation moins "risquée" qu'avec des agences en concurrence. Prenons quelques maillons faibles de la chaîne du raisonnement et voyons s'il est possible de les briser.

 

Le fait que, comme nous l'avons vu, nous ne pouvons pas refuser la "protection" de l'État comme "compensation" justifiable pour l'interdiction des agences concurrentes, devrait nous conduire à mettre en doute la conception de la compensation du professeur Nozick. Un coup d'oeil critique similaire nous conduira à réexaminer également sa vision du risque.

 

Nous avons le droit d'interdire les actions des agences concurrentes parce qu'elles seraient prétendument "risquées." Quel degré de "risque" une action doit-elle posséder pour être interdite ? Le professeur Nozick ne le dit pas. Il ne nous donne pas non plus d'indication sur la façon dont on pourrait calculer le risque dont il traite. Comme l'écrit Murray Rothbard dans Man, Economy and State :

 

Le "risque" se produit quand un événement est le membre d'une classe contenant un grand nombre d'événements homogènes et qu'il y a une quasi-certitude sur la fréquence d'occurrence de cette classe d'événements.

 

Dans son remarquable ouvrage Risk, Uncertainty and Profit, Frank Knight utilise le terme de "risque" pour désigner des cas d'incertitude mesurable. Appliqué à l'action humaine, ceci devient en fait très douteux. En réalité, cela implique d'innombrables difficultés.

 

Comme l'écrit le professeur Knight : "Nous vivons en ne connaissant que quelque chose sur le futur ; alors que les problèmes de la vie ou de la conduite à mener, au moins, proviennent de ce que nous en savons si peu." C'est pourquoi nous ne pouvons pas calculer les risques associés aux actions humaines futures. (Nous retreindrons le concept de "risque" aux cas de la probabilité de faire du tort en accomplissant certaines actions.) En traitant des questions de conséquences probables des actions humaines, nos calculs doivent nécessairement être vagues et inexacts. Alors que, dans certains cas, nous pouvons certainement dire qu'une probabilité est plus grande ou plus petite, un calcul quantitatif est impossible. Ne disposant pas d'unités homogènes, ou avec des accidents distribués avec une fréquence donnée pour de nombreux cas, nous manquons des conditions préalables au calcul quantitatif. C'est particulièrement le cas avec des institutions comme les "agences de protections concurrentes," car elles peuvent différer grandement par l'étendue de leurs activités, de leurs procédures ou de tout autre de leurs attributs. Si Nozick avait fourni un critère quant au degré de "risque" considéré ou non comme acceptable, nous pourrions alors être capables de séparer les agences "trop risquées" de celles qui ne le sont pas, et pourrions interdire uniquement les premières. Aucun critère n'est toutefois donné. En outre, Nozick ne se préoccupe pas simplement du "tort," mais étend ses préoccupations à un élément plus subjectif, à savoir la peur. Combien de "peur" justifie la réponse n'est pas étudié. Il est très difficile, dès lors, de voir comment l'on peut arriver à un quelconque niveau objectif de séparation. Non seulement il n'est pas possible de calculer ou de mesurer la "peur," mais elle est tellement subjective qu'il n'est pas possible de dire qu'il existe une réponse simple pour tout ensemble donné de conditions objectives. Il peut y avoir aussi des facteurs psychologiques et idéologiques. Par exemple, la personne en question peut à un moment avoir dû vivre sous la coupe d'un appareil étatique et cette expérience peut avoir laissé des craintes profondes dans son subconscient.

 

Comme l'homme anticipe le futur sans savoir tout ce qui se passera, comme il modifie ses plans et ses actions de manière continue au fur et à mesure que les nouvelles connaissances s'accumulent, comment quelqu'un peut-il prédire que les agences concurrentes dépasseront automatiquement et inévitablement tout niveau donné de "risque" dans la société ? L'incertitude et la peur à un certain niveau semblent être une part essentielle (ou au moins centrale) des conditions humaines ; le professeur Nozick ne nous a donné aucune raison de croire qu'une catégorie quelconque d'incertitude, telle le risque d'une punition injustifiable, ou de procédures d'application des décisions non fiables, devrait nous conduire moralement à établir un ensemble d'institutions plutôt qu'un autre. Pourquoi la peur de la tyrannie n'est-elle pas une raison également valable pour interdire quelque chose ? Et qui ne dit pas que les procédures de l'agence de protection dominante ne figurent pas parmi les moins fiables ? Ce n'est qu'étant donnée une hypothèse de fiabilité que nous pouvons commencer à considérer comme "moralement justifiable" tout jugement et interdiction des activités des autres. Il est certain qu'une agence dominante dont les procédures seraient parmi les moins fiables serait dans la même situation que celle possédant des procédures fiables pour ce qui concerne son pouvoir d'interdire d'autres procédures et agences. Mais nous ne défendrions pas le caractère moralement acceptable de cette interdiction. En l'absence de tout critère, le professeur Nozick ne nous a pas beaucoup aidé.

 

De plus, alors qu'il existe un degré auquel les gens peuvent anticiper correctement le futur des actions humaines, y compris le risque de dommages, il n'y a aucun moyen de découvrir objectivement, dans le présent, quels personnes anticiperont correctement le futur, et quelles sont celles qui n'y parviendrons pas. La meilleure façon de trouver ceux dont les anticipations sont susceptibles d'être le plus en harmonie avec la réalité future, dans le domaine du "risque de faire du tort," serait de regarder des tests objectifs. Mais dans le champ de l'action humaine, la manière la plus proche qui nous permette d'y arriver n'est pas grâce à une quelconque science du calcul des risques, mais via le registre des profits montrant que leurs attentes ont historiquement été plus en harmonie avec la réalité que ne l'ont été celles des autres participants du marché. L'entrepreneuriat est la catégorie générale d'une telle prise de risques en ce qui concerne la production de biens et de services dans la société. Mais même dans le cas des entrepreneurs, il n'y a pas de façon de prévoir que ceux qui, historiquement, ont eu des capacités à prévoir plus exactement le futur, vont prédire plus exactement le futur.

 

Si nous nous intéressons au risque et à l'incertitude, il n'y a par conséquent aucune raison de focaliser notre attention sur la direction politique prise pour atteindre des buts. Si, dans une société libre, il y avait assez d'intérêt quant au risque imposé par certaines actions des membres d'une économie de marché (ou par des processus économiques ou par des institutions du marché), des institutions se développeraient pour traiter de ce problème et pour diminuer la peur et le risque. La compagnie d'assurance est une telle institution. Nous savons par les analyses du marché que les prix sont plus stables dans les zones où existent des marchés à terme. Les "prix" sont simplement des rapports d'échange entre acheteurs et vendeurs d'un bien donné. Ainsi, les marchés de l'assurance, et les marchés à terme dans des domaines apparentés, fourniraient très probablement, dans une économie de marché sans entraves, la plus grande stabilité possible du niveau de risque d'une société, à savoir le risque vu au travers des yeux d'un participant de l'économie de marché. En outre, une économie de marché sans entraves assurerait le degré optimal de provision actuelle pour le risque futur de la société. Toute intervention d'un État minimal ne ferait donc qu'accroître le risque et conduire à une allocation sous-optimale quant à la provision pour risque. Elle conduirait à un éloignement de la provision optimale de la société pour le risque. L'État minimal créerait ainsi un défaut de coordination des ressources sur le marché de la provision pour risque, qui est d'une importance vitale.

 

Ce que nous avons vu ici est que le calcul du risque ne peut pas être quantitatif, mais seulement qualitatif : en fait, même le concept est vague quand nous traitons des conséquences possibles d'actions futures inconnues. De plus, pour autant qu'il soit possible de calculer des risques, les entrepreneurs et les autres participants du marché sont les seuls que nous pouvons espérer avoir du succès quant à leurs anticipations. L'économie du marché libre est le seul moyen d'établir des institutions et des processus dans la société libre pour traiter effectivement du risque et de la peur. Tout mouvement s'éloignant du marché totalement libre, des choix et des décisions des participants du marché, chacun avec ses connaissances limitées, apprenant au travers des processus du marché, est un déplacement conduisant à s'éloigner de la situation optimale en ce qui concerne les anticipations et la provision pour risque de dommage futur. En bref, par le processus même de la formation d'un réseau d'agences concurrentes du marché, se différentiant les unes des autres, le risque serait pourvu tacitement, par les préférences et les choix des participants du marché.

 

Tout ceci nous donne des raisons de croire qu'aucune tentative d'interdire certaines actions des agences indépendantes n'est moralement acceptable et ne peut être motivée par une quelconque préoccupation de risque ou de peur.

 

Les problèmes relevant du principe de compensation sont bien plus délicats.

 

La notion de compensation du professeur Nozick repose sur le concept d'une "courbe d'indifférence." La "courbe d'indifférence" est l'une des pires plaies qui aient atteint la science économique depuis que le concept de "macroéconomie" a pointé sa vilaine tête. L'analyse par courbe d'indifférence se fonde sur des questionnaires demandant aux personnes leurs préférences relatives entre deux ou plusieurs possibilités. Des points "d'indifférence" entre différentes quantités de certains biens ou services sont placé sur une "carte." Quand plusieurs points d'indifférence sont obtenus, tous soigneusement placés sur la carte, le noble analyste relie les points par une ligne et applique les techniques mathématiques pour analyser les diverses choses.

 

Tout ceci a peu de choses à voir avec la réalité. L'échelle des valeurs d'une personne est une chose constamment fluctuante : les classifications bougent sans cesse, parfois violemment. Même si certaines informations utiles étaient transmises par un tel questionnement des gens, ce ne pourrait être la base d'une quelconque action ou anticipation de notre part. Nous n'avons pas besoin d'aller plus loin sur ce sujet. Le professeur Nozick est un néo-platonicien ou un rousseauiste et développe en réalité une nouvelle version des valeurs ou des intérêts "réels" ou "rationnels," afin de supplanter nos intérêts "véritables" ou concrets.

 

Pour "compenser" quelqu'un, nous devons le placer, selon cette idée, sur un point de sa courbe d'indifférence à un niveau au moins aussi élevé qu'il ne serait sans aucune interférence. Il faut souligner que nous parlons des propres évaluations de l'individu, de ses propres vues du monde, et pas d'un état objectif des choses. Nous devons considérer les hiérarchies de valeurs des individus concernés.

 

Le professeur Nozick, cependant, ne prend pas en compte les évaluations réelles des individus. Au lieu de cela, il suppose que toute personne qu'on empêche d'entreprendre des actions risquées peut être compensée de la même façon, à savoir par la fourniture de services de protection par l'État minimal. La base de cette hypothèse est difficile à déterminer. Pourquoi la fourniture de protection constitue-t-elle une pleine compensation ? Apparemment, parce que Nozick pense que cela se rapproche d'une "copie" de la situation initiale (objective), où la victime opprimée par l'État minimal pourrait encore acheter une protection alternative auprès d'agences indépendantes. Mais c'est totalement injustifié.

 

Cela revient en fait à dire que nous, plutôt que la personne elle-même par ses choix et ses actes, pouvons juger ce qui permet à quelqu'un de demeurer dans une situation "au moins aussi bonne." Mais c'est du paternalisme, que le professeur Nozick rejette ailleurs dans Anarchie, État et Utopie.

 

Si nous prenons le point de vue d'une personne dont les actions sont interdites, nous ne pouvons alors nous intéresser qu'à sa propre échelle de valeurs. Ce qui place l'analyse sous un éclairage différent.

 

Les seules façons que nous avons de dire que quelqu'un a été justement compensé seraient alors :

 

(1) Si ils acceptent A en échange de B, c'est-à-dire si ils échangent l'un contre l'autre sur un marché libre. Cet échange, s'il se produit, nous dit que A vaut au moins autant que B pour la partie en question. A l'évidence, cet échange doit être effectué en l'absence de toute force, violence, agression ou menaces. (2) Si, après que l'agent en question a été agressé, il est d'accord pour accepter A comme compensation de la part de l'agresseur ou d'un agent de ce dernier. A nouveau, cette acceptation doit se faire en l'absence de toute force, violence, agression ou menaces.

 

En dehors de ces façons, il n'existe aucun moyen objectif de mesurer une compensation justifiable ou "pleine." L'État minimal fait cependant ce qui est impossible, car il menace d'une telle violence et ou d'une punition. De plus, l'argument repose sur une variante de la doctrine du "juste prix," appliquée à la compensation. Mais ce n'est justifié nulle part.

 

Essayons de voir si nous pouvons arriver à l'État minimal par une méthode légitime de "compensation." Dans une société de marché, tout le monde aurait le droit d'approcher le client d'une agence indépendante et de le débaucher, en marchandant avec lui. Un certain nombre, sans doute, seraient d'accord. Mais qu'en est-il de ceux qui n'accepteront pas ? Nous pouvons voir le problème en considérant un diagramme d'offre et de demande. Dans ce cas, soit "O" l'offre d'un service donné, à savoir le renoncement à utiliser des agences indépendantes et l'acceptation à la place de la protection étatique. Soit "D" la demande pour ce service. Considérons la partie du diagramme d'offre et de demande en dessous du point les échanges se produiraient. Dans cette situation, il n'y a pas d'échange. Les offreurs (ceux qui souscrivent à des agences indépendantes) ne veulent pas accepter ce que les demandeurs (l'agence dominante) sont prêts à offrir. Par conséquent, il n'y a pas de point de contact entre eux pour lequel la compensation serait à la fois offerte et acceptée. Même en l'absence des menaces d'utilisation de la force, il n'y aurait pas d'accord. Comme il n'y a rien que les "O" accepteraient avant l'interdiction, pourquoi devrait-on supposer qu'une compensation est possible après l’interdiction ? Si les courbes d'offre et de demande ne bougent pas, l'agence dominante ne peut pas offrir plus (ou les agences non dominantes accepter moins) que ce qui était offert auparavant, et il ne peut toujours pas y avoir de rencontre de leurs esprits. Comment donc ceux dont les activités risquées sont interdites peuvent-ils être compensés ? Comment peuvent-ils être mis dans une situation égale à leurs yeux (d'après leurs échelles de valeurs) à celle dans laquelle ils se seraient trouvés eux-mêmes sans interdiction ? Il apparaît que nous sommes arrivés dans une impasse.

 

(Nous voudrions ajouter que le professeur Nozick ne rend pas les choses moins difficiles en parlant de compenser uniquement ceux qui sont "désavantagés" par l'interdiction. Les problèmes de compensation demeurent et il n'y a, par-dessus le marché, aucune théorie du "désavantage" offerte dans Anarchie, État et Utopie.)

 

Il y a, en plus, d'autres arguments qui peuvent être opposés au principe de compensation. Le professeur Nozick ne traite pas du problème de la compensation de ceux pour qui la création de l'État minimal serait un grand traumatisme moral et psychique. Quelle juste compensation pourrait-elle être offerte dans ce cas  ? Comment pourraient-ils être mis dans une position égale à celle où ils étaient avant la création de l'État minimal ? En outre, considérons le cas des clients de l'agence dominante, A. Ils peuvent très bien bénéficier (ou se percevoir eux-mêmes comme bénéficiaires) de l'existence des agences B, C, D, etc., qu'ils peuvent percevoir comme un contrôle vraisemblable des activités de A, craignant que A puisse remplacer et annuler ses fonctions contractuelles en l'absence de B, C, D, etc. A doit-elle, lors de la transition d'agence dominante à État minimal, compenser ses propres clients après avoir entrepris les actions qui éliminent ce bénéfice  ? Si oui, quelle compensation ? Si non, pourquoi ? Pourquoi se sont-ils pas aussi désavantagés que quelqu'un d'autre ?

 

Si nous ne pouvons pas supposer que fournir une protection [1] aux clients des agences indépendantes constitue une pleine compensation, mais supposons à la place que la compensation peut être obtenue, peut-être, en augmentant les coûts de l'agence, alors considérons la chaîne d'événements qui commence.

 

Si l'État minimal doit protéger tout le monde, même ceux qui ne peuvent pas payer, et si il doit compenser les autres pour l'interdiction des actions risquées, alors cela doit signifier qu'il doit faire payer à ses consommateurs initiaux plus que ce ne serait le cas avec l'État ultra minimal. Mais, ceci augmenterait, ipso facto, le nombre de ceux qui, à cause de leurs courbes de demande, auraient choisi les agences non dominantes B, C, D, etc., plutôt qu'une agence dominante devenue État ultra minimal puis État minimal. L'État minimal doit-il les protéger (ou les subventionner) sans les faire payer, ou les compenser pour leur avoir interdit de se tourner vers d'autres agences ?

 

S'il en est ainsi, alors, à nouveau, cela doit soit conduire soit à une augmentation du coût de ses services pour les consommateurs restant, soit à une diminution de ses services. Dans chaque cas, ceci produit à nouveau des individus qui, étant donnée la nature et la forme de leurs courbes de demande, auraient choisi les agences non dominantes plutôt que l'agence dominante. Ces individus doivent-ils alors être compensés ? S'il en est ainsi, le processus continue jusqu'au point où personne, à l'exception de quelques riches défenseurs fanatiques de l'État minimal, ne voudrait payer pour les "services" fortement réduits rendus par le gouvernement. Si cela se produisait, il y a des raisons de croire que l'État minimal serait très tôt renvoyé aux poubelles de l'Histoire, ce qui serait amplement mérité.

 

Ce qui est plus probable, c'est que l'État se tourne à la place vers son vieil ami, le vol - plus connu sous le nom de "taxation" (qui est, au passage, traité de manière beaucoup trop légère dans le volume du professeur Nozick.). Ainsi, on voit la sinistre main invisible nous conduisant d'une agence de défense... à une agence dominante... à un État ultra minimal... à un État minimal... aux premiers fondements de la tyrannie. De plus, il s'agit d'une tyrannie privée, car l'agence est une propriété privée. Cela étant ainsi, quelle peut être notre protection contre le monopole sur la force exercé par une compagnie privée dans la société ? Les risques objectifs sont ici certainement plus grands que ceux qui conduisent à la création hésitante de l'État minimal.

 

Dès lors le principe de compensation tel que formulé nous conduit vers des difficultés. Faisons rapidement le tour des points restant.

 

Le processus conduisant à la création de l'État minimal est-il un processus de "main invisible" ? Nous soutenons qu'il ne l'est pas. La raison est qu'alors que l'État ne peut pas être conçu comme résultat final, l'action quasi étatique d'interdiction de la concurrence est le résultat d'une décision spécifique. L'agence dominante doit décider d'interdire les actions et de punir les contrevenants. A chaque étape, il existe une décision insidieuse mais plutôt explicite. Si c'est une "main invisible," elle envoie néanmoins une bonne beigne, menaçant d'écraser la liberté dans sa poigne.

 

Enfin, avant de retourner l'argument du professeur, qu'est-ce que l'agence dominante a le droit de faire, selon nous ? Rien de plus que de punir ceux dont on peut montrer qu'ils sont à l'origine d'une violence exercée contre ses citoyens ou ses clients, et uniquement après les faits. Les risques de créer des dommages dans le cas d'agences humaines ne peuvent pas être calculés sans observer les actions des hommes (comme celles qui constituent des agences de protection concurrentes) sur une assez longue période. C'est au moyen de leurs politiques que nous jugeons la fiabilité de leurs procédures, la menace qu'ils constituent ou non vis-à-vis des personnes innocentes, et décidons ainsi comment répondre aux agences irresponsables ou criminelles. Il existe ici des problèmes difficiles, mais il y a plus de problèmes à supposer qu'une agence dominante est plus vertueuse, plus fiable quant à ses procédures, ou même moins menaçante pour la sécurité et la liberté que les autres agences. Le professeur Nozick ne peut même pas prouver que les agences qui emploient des procédures fiables devraient être interdites d'agir en même temps que celles qui n'emploient pas de telles procédures.

 

Mais si tel est le cas, alors la main invisible fait son retour.

 

Supposons l'existence d'un État minimal. Une agence survient, qui copie les procédures de l'État minimal, permettant aux agents de l'État d'être présents à ses procès, à ses réunions, etc. Dans cette situation, on ne peut pas prétendre que cette agence soit plus "risquée" que l'État. Si elle est encore trop risquée, alors nous avons également toutes les raisons de dire que l'État est trop risqué et d'interdire ses activités, pourvu que nous compensions ceux qui se retrouvent désavantagés par une telle interdiction. Si nous suivons cette voie, le résultat est l'anarchie.

 

Si nous la suivons pas, l'agence dominante devenue État minimal se trouve alors elle-même en concurrence avec une agence concurrente il est vrai surveillée.

 

Mais attention : la seconde agence concurrente, légalement subordonnée, espionnée, opprimée se rend compte qu'elle peut faire payer un prix plus faible pour ses services, car l'État minimal garantit le "risque" et doit compenser ceux qui voudrait utiliser une autre agence utilisant des procédures risquées. L'État minimal doit aussi payer les coûts d'espionnage de la nouvelle agence, ce qui constitue une plus grande dépense de capital.

 

Comme il n'est que moralement obligé de fournir une telle compensation, il est probable qu'il cesse de le faire sous la pression de la concurrence. Ceci met en route deux processus : ceux autrefois compensés parce qu'ils auraient choisi des agences autres que l'État se ruent pour souscrire à l'agence dissidente, réaffirmant ainsi leurs anciennes préférences.

 

Hélas, une autre étape est aussi entreprise : l'État minimal, autrefois fier mais ayant cessé les compensations, redevient un simple État ultra minimal.

 

Mais ce processus ne peut pas être arrêté. L'agence dissidente doit établir et établit de bonnes références pour récupérer les clients de l'État ultra minimal. Elle offre une plus grande variété de services, joue avec différents prix et devient généralement une alternative plus attirante, laissant pendant tout ce temps l'État l'espionner, installer des micros dans ses bureaux, vérifier ses procédures, processus et décisions. D'autres nobles entrepreneurs emboîtent le pas. Bientôt, ce qui était encore l'État ultra minimal devient une agence dominante. Elle se rend compte que d'autres agences ont établis des références valables, avec des procédures sûres et non risquées, et arrête de les espionner, préférant à la place des arrangements moins onéreux. Ses directeurs, hélas, sont devenus gras et placides en l'absence de concurrence : leurs calculs sur qui protéger, comment, par quelle allocation de ressources et pour quels buts (récolte d'information, tribunaux, bâtiments, prisons, policiers, etc.) en sont défavorablement affectés, car ils se sont mis eux-mêmes à l'écart d'un véritable système de prix de marché concurrentiel. L'agence dominante se révèle inefficace quand on la compare aux nouvelles agences dynamiques et améliorées.

 

Bientôt - et voilà ! - la modeste agence de protection dominante devient une simple agence au milieu des nombreuses autres du système légal du marché, ou disparaît complètement. Le sinistre État minimal est réduit, par une série d'étapes moralement acceptables ne violant les droits de personne, au mieux en une simple agence au milieu de nombreuses autres. L'appareil d'État malfaisant se dissout dans l'utopie de l'anarchie. En résumé, la main invisible s'est vengée. La justice triomphe et tout le monde vit heureux par la suite.

 

Je voudrais terminer par une citation de Benjamin R. Tucker et une paraphrase de Karl Marx, qui expriment très clairement ma propre attitude envers les questions dont nous avons parlé. Tucker soulignait la définition anarchiste de l'État comme "incarnation du principe d'agression."

 

[Nous] voyons [dit-il] que l'État est l'adversaire de la société ; et, la société étant essentielle à la vie et au développement individuels, la conclusion qui saute aux yeux est que la relation de l'État envers l'individu et de l'individu envers l'État doit être une relation d'hostilité, continuant jusqu'à ce que l'État meure.

 

Et, paraphrasant Marx, nous pouvons dire que "les philosophes politiques traditionnels ont uniquement cherché comment expliquer et justifier l'État. La véritable question, toutefois, est comment le supprimer."

 

Note

 

[1]

 

Il n'est pas clair de savoir si cette protection sera offerte sans coûts ou si les anciens consommateurs seront forcés de payer pour elle. Mon interprétation est que "l'État minimal" peut forcer ses clients à payer jusqu'au niveau qu'ils auraient à payer dans une autre agence. (Quels problèmes cela pose dans un monde de prix changeants !) La "compensation" consisterait alors à payer la note de la différence entre le coût dans une autre agence et son propre "prix."

 

Traduction :  Hervé de Quengo

 

 

<< Article précedent
Evaluer : Note moyenne :3,7 (3 votes)
>> Article suivant
Publication de commentaires terminée
  Tous Favoris Mieux Notés  
Il est payé au débit ?
Evaluer :   2  2Note :   0
EmailPermalink
Dernier commentaire publié pour cet article
Il est payé au débit ? Lire la suite
MI - 07/05/2013 à 15:42 GMT
Note :  2  2
Top articles
Flux d'Actualités
TOUS
OR
ARGENT
PGM & DIAMANTS
PÉTROLE & GAZ
AUTRES MÉTAUX