De Thomas d'Aquin à Locke : la réflexion sur les limites de l’État

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From the Archives : Originally published March 12th, 2012
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Avec la crise actuelle de l’État, les démocraties occidentales sont en train de réaliser que la chute du communisme n’a pas résolu tous leurs problèmes. Le temps est venu pour elles de repenser la place et les limites de l’État. Pour cela, rien ne vaut un détour par les pères fondateurs de la pensée occidentale.


Aux XVe-XVIe siècles, les disciples de Thomas d’Aquin, proches de l’université de Salamanque en Espagne, furent les véritables fondateurs du libéralisme : Vitoria, Suarez, Mariana, Molina, Lessius... Tous ces auteurs affirmèrent que les hommes possèdent des droits naturels qui précèdent la société politique, légitimant ainsi l’établissement d’un État limité, chargé de veiller au respect de ces droits fondamentaux.


Thomas Jefferson est un héritier de la tradition antique et médiévale du droit naturel. Dans la Déclaration d'Indépendance, il écrit : « Nous tenons ces vérités pour évidentes, que tous les hommes sont créés égaux, qu'ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, parmi eux, la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ». Dans cette phrase, nous retrouvons presque mot pour mot la théorie lockéenne des droits inaliénables de l’individu, qui la tenait de Suarez.


Mais l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 s’inspire également de cette tradition du droit naturel : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »


Comment cette tradition, qui remonte à Aristote et à Cicéron est-elle parvenue jusqu’aux penseurs des grandes Révolution du XVIIIe siècle ? Nous verrons dans un premier temps ce qu’en disait Thomas d’Aquin, le fondateur de la Scolastique au XIIIe siècle puis nous reviendrons à Locke, en passant par Suarez qui fait la transition entre Moyen Âge et modernité.


Thomas d'Aquin (1225-1274) est un docteur de l'Église qui a considérablement enrichi la doctrine du droit naturel issu de l’Antiquité.


Dans la Somme Théologique, il distingue une loi divine, une loi naturelle et une loi humaine. Cette dernière consiste en un ensemble de principes généraux que la raison peut énoncer en étudiant la nature de l'homme telle que Dieu l'a créée. La loi naturelle est donc aussi en un sens une loi divine puisqu’elle vient de Dieu. Mais cela ne l’empêche pas de pouvoir être connue de façon autonome par la raison humaine, et ce en dehors de la foi chrétienne : « il y a en tout humain une inclination naturelle à agir conformément à sa raison, ce qui est proprement agir selon la vertu. »


Selon Saint Thomas, « il faut considérer que le juste naturel est ce vers quoi la nature de l'homme l'incline ». La loi naturelle s’exprime en nous par des inclinations telles que : « il faut désirer la vérité » ou « personne ne doit nuire injustement », ce qui peut se traduire aussi par la fameuse règle d’or « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas subir ». Ces inclinations sont selon lui innées et s’imposent universellement, y compris aux Princes.


Mais cette lumière intérieure ne suffit pas pour bien agir. L’élaboration de normes concrètes d’action et leur application à des situations particulières nécessitent un travail de la raison. Il revient alors aux juristes de définir ces normes, en accord avec les coutumes et les traditions des peuples.


Suarez (1548-1617) est un Jésuite né à Grenade et mort à Lisbonne. Théologien, disciple de Saint Thomas, il a enseigné dans de nombreuses universités : Paris, Ségovie, Salamanque, Valladolid et Rome.


Son Tractatus de legibus et deo legislatore est paru en 1612. Dans celui-ci, Suarez explique que le « vrai sens strict et correct du droit, c'est une sorte de force morale que tout homme a sur ses biens personnels et à l'égard de ce qui lui est du ». Le droit est donc quelque chose que l'homme peut exercer en son nom propre et qui ne peut lui être enlevé sans injustice.


Cela signifie qu’un État ou une administration n’a pas le pouvoir de conférer des droits naturels aux individus, ce qui lui permettrait de reprendre éventuellement ces droits par la suite. Suarez insiste sur le fait que les droits naturels appartiennent aux êtres humains par leur existence même et non en vertu d’une reconnaissance sociale ou d’une concession politique.


Selon Suarez, le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de poursuivre le bonheur, sont trois droits qui non seulement appartiennent à l’être humain par son existence même, mais sont aussi les motifs de toutes les autres lois. Si un État (les autorités exécutives, législatives ou judiciaires) échoue à protéger ces droits naturels, les lois de cet État perdraient leur raison d’être. Elles deviendraient alors de simples affirmations arbitraires des autorités politiques.


Locke vs. Hobbes


Suarez a sans doute été le plus lu des philosophes scolastiques de son époque et il est raisonnable de supposer que John Locke était familier de son œuvre, ce qui lui a probablement permis de formuler sa célèbre théorie des droits naturels dans le Second Traité sur le gouvernement civil.


Locke reprend à Hobbes sa théorie de l’état de nature, mais comme pour Suarez, son point de départ est théologique. Pour Locke, Dieu a appelé l’homme à une vocation dans le monde et le pouvoir civil n’est là que pour assurer les conditions les plus favorables à l’accomplissement de cette vocation (le travail, la production). Dieu nous donne l’être. Nous avons donc le devoir de conserver notre vie comme un dépôt que Dieu nous a confié. De là découlent le droit naturel de propriété (qui comprend la vie, la liberté et les biens) et le droit de le défendre c’est-à-dire le pouvoir de faire ce qui est nécessaire pour se protéger contre les menaces et punir ceux qui commettent des crimes. « La plus grande et la principale fin que se proposent les hommes lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés ».


Mais alors que Hobbes plaidait pour un pouvoir absolu, conséquence logique de son pessimisme absolu,  Locke a développé une théorie du pouvoir limité de façon à combattre l’arbitraire du pouvoir qu’il considère comme le plus grand mal. Le principe général est que chaque fois qu’il existe un pouvoir parmi les hommes, celui-ci ne dispose légitimement que des droits qui lui sont nécessaires à atteindre sa fin propre. En vertu du statut de créature, le pouvoir que l’homme possède sur lui-même et sur les autres est limité par la loi naturelle qui nous commande seulement de conserver notre vie, ce n’est pas un pouvoir arbitraire. Ce principe s’applique aussi au pouvoir souverain et il est au fondement de la critique lockéenne de l’absolutisme.


Enfin, contrairement à Hobbes, l’état de nature selon Locke n’est pas un état de guerre, c’est un état de liberté et d’égalité, régi par la loi naturelle. En principe, c’est un état de paix car la loi naturelle nous interdit de nuire à autrui, mais en fait il menace toujours de dégénérer car chacun est juge de sa propre cause. Il manque donc un arbitre impartial pour régler les conflits, des juges indépendant et des lois écrites.


La véritable raison d’être de l’État


Ainsi l’unique raison d’être de l’État, selon Locke, est de remédier aux défauts de l’état de nature en établissant une autorité publique capable de faire appliquer les lois et les sentences des juges. Mais si l’État ne nous protège pas, conformément à sa mission, ajoute Locke, il devient alors un tyran et on a le droit de lui résister, y compris par la force.



 

 

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Damien Theillier est professeur de philosophie en terminale et en classes préparatoires à Paris. Il est l’auteur de Culture générale (Editions Pearson, 2009), d'un cours de philosophie en ligne (http://cours-de-philosophie.fr), il préside l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org).
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Tout cela est bien joli y compris "dieu".
Mais doit-on et peut-on gérer une planète de la même manière quand elle est peuplée de 100.000 ; 1.000.000 ; 1.000.000.000 habitants et 7.000.000.000 d'être humains regroupés en troupeaux cohabitants sur de bien faibles surfaces ?
Je crois que c'est là que réside le vrai problème et que les expériences et théories passées sont de bien peu d'utilité.
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Tout à fait ! !
Un énorme problème se présente et quasi personne n'y prête attention.
C'est la surpopulation !! Bientôt nous allons être beaucoup trop nombreux pour une si petite planète ! !
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Quand on parle de surpopulation il faut raisonner au niveau local. J'habite près d'une ville qu'on pouvait qualifier de "provinciale" il y a quarante ans dans laquelle il faisait bon vivre. C'est la politique délirante des maires qui se sont succédés de vouloir en faire une métropole qui a tout changé. Autrefois, il était possible d'être à la campagne en parcourant cinq kilomètres depuis le centre. Maintenant la ville s'est développée n'importe comment de zones industrielles en zones artisanales séparées par des résidences HLM et d'énormes complexes culturels ou sportifs. Les grands domaines viticoles ont été saccagés et les vignes arrachées pour faire de la place à la suite d'opérations immobilières louches à la sauce préemption pour des croûtes - copinage pour vendre aux initiés. Cela consiste à faire venir un maximum de gens à coup de campagnes publicitaires publiques pour justifier cette fièvre immobilière et prétendre jouer dans la cour des grands. Aujourd'hui encore des médias complaisants louent la qualité de vie de cette ville. Je peux dire que s'ils l'avaient connu autrefois, ils ne pourraient pas tromper les gens à ce point. Ici on souffre bien de surpopulation avec une conséquence catastrophique sur la qualité de vie et ce sont les politiques qui en sont responsables.
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Un individu aurait des droits qui dépendraient du NOMBRE d'autres individus l'environnant?
Robinson aurait tous les droits, et Tchang Wei Li n'en aurait aucun ?? A moins que ce soit le contraire?

Obscur. Merci de préciser.
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Bsr
Merci de préciser quoi, suite un commentaire qui a 1 an !
Tout le monde n'a l'esprit tordu, je pensais simplement sur le moment à un monde qui va trop vite; aux ressources naturelles ainsi que les matières premières (voir la consommation des ressources naturelles sur les 100 dernières années par rapport aux 5000 dernières); le gaspillage de l'eau douce; l'environnement avec le gaz de schiste ou les forêts en Amérique du nord entre autre, la nourriture gaspillée alors que des gens ont faim
A la vitesse où tout va, de toute façon on va dans le mur ! Et les gens risquent de s’entre-tuer pour survivre ! Voilà mes précisions
Je suis quelqu'un qui vous approuve en général dans vos commentairesmais là je ne comprends pas ! Je suis un tout petit moi !
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Que les gens soient tentés de s'entre-tuer pour survivre ne leur donne pas pour autant le DROIT de le faire!

La force majeure et l'extrême nécessité peuvent parfois (dans des proportions et des situations bien limitées) autoriser le vol, mais pas le meurtre.

Parmi les droits naturels il reste donc une hiérarchie entre le droit de propriété et le droit de vivre.
Heureusement.

Que les simples droits humains soient liés à la densité de population, c'est aussi vrai!

Exemple: il y a peu de monde sur les pistes de ski. J'y ai le droit de dévaler à 140Km/h. Sans rien. Sans équipement, sans formation, sans permission, sans assurance, sans casque etc.
Pour faire la même chose sur la route, il faut un âge minimum, un permis de conduire, une machine homologuée et immatriculée, une assurance, un casque... et payer une amende pour dépassement de vitesse autorisée !
Aujourd'hui il est cent fois plus facile de construire son avion soi même de le faire immatriculer et de voler en règle avec, que de construire une voiturette. Pourquoi? Parceque ça concerne moins de monde !
Si on n'habitait pas les uns sur les autres, il n'y aurait pas de loi interdisant le tapage nocturne !

Mais ces lois-des-hommes ne sont pas très importantes: on les défait aussi facilement qu'on les fait.
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En moyenne je pense que oui, les fortes densités de population engendrent des règles sociales plus strictes, faute de quoi la société se retrouve bien en mal d'offrir une qualité de vie décente à la majorité de la population.

Mais il y a beaucoup de divergences entre les cultures.....or dans un monde globalisé, on voit tout ce qu'il se passe chez le voisin, et on se pose pas mal de questions.
Genre, pourquoi nous on ne peut pas avoir d'armes à feu, mais en Californie ils ont même le droit de se promener en rue avec un flingue à la ceinture.... et des enfants de 8 ans peuvent jouer avec le fusil d'assaut de leurs parents, par contre ils n'ont pas le droit de consommer de l'alcool avant 21 ans.
(en nouvelle zélande c'est jusque 18 ans, et dans chaque magasin vendant de l'alcool, un garde vérifie l'identité de tout acheteur).

Mais bon..je pense que nous allons voir cette question des limites de l'état exploser au grand jour, maintenant que les chypriotes se font clairement voler leur argent par leur état.
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Les droits naturels sont les mêmes que l'on soit 100 ou 100 milliards de Terriens et ils n'ont rien de théoriques.
Mais au fait, quel droit naturel envisageriez-vous de restreindre si nous sommes si nombreux ?
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Peut-être simplement le droit de vivre?
Les partisans de l'euthanasie invoquent parfois le NOMBRE de vieux dans les hospices pour ne plus les soigner suffisamment...
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"on a le droit de lui résister, y compris par la force." Comme en Syrie, en Libye, en Tunisie ? Chiche
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A tout prendre La Boétie avait raison avant l'heure ! D'évidence l’État ne sais pas limiter son champs d'action. C'est pour cette raison que les gouvernants s'entourent d'une muraille de fonctionnaires.
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Comme l'armée aux USA...
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En moyenne je pense que oui, les fortes densités de population engendrent des règles sociales plus strictes, faute de quoi la société se retrouve bien en mal d'offrir une qualité de vie décente à la majorité de la population. Mais il y a beaucoup de div  Read more
RalphZ - 3/17/2013 at 8:01 AM GMT
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