‘Ce qui a contenu les
Egyptiens jusqu’à aujourd’hui a été le
gouvernement inefficace et corrompu qui les a empêché
d’exercer leur talent et d’user de leur ambition et de leur
ingénuité de même que l’éducation qui leur a
été prodiguée. Tous reconnaissent que la racine de leurs
problèmes est politique.
Toutes les entraves
économiques auxquelles ils font face proviennent de la manière
dont le pouvoir politique est exercé et monopolisé par une élite
fermée. C’est là selon eux la première chose qui
doit être changée.
Et pourtant, l’opinion des
manifestants de la place Tahrir diverge grandement
de la pensée conventionnelle. Lorsqu’ils
réfléchissent à la raison pour laquelle un pays comme
l’Egypte est pauvre, la plupart des académiques et des
commentateurs soulignent des facteurs complètement différents.
Certains attribuent la
pauvreté de l’Egypte à sa localisation
géographique, au fait que le pays soit composé principalement de
territoires désertiques et ne bénéficie pas
d’assez de pluies, que son sol et son climat ne lui permettent pas de
développer une agriculture productive. D’autres
préfèrent mettre l’accent sur les attributs culturels des
Egyptiens qui les rendraient hostiles au développement
économique et à la prospérité. Les Egyptiens,
pensent-ils, ne disposent pas de l’éthique de travail et des
traits culturels qui ont permis à d’autres de prospérer,
et ont préféré adopter des concepts Islamiques allant
à l’encontre du succès économique.
Une troisième approche, qui
domine dans la sphère des économistes et spécialistes
politiques, est fondée sur l’idée que les dirigeants du
pays ne savent pas ce qui est nécessaire à la prospérité
de leur pays et n’ont jamais cessé d’employer des
stratégies inefficaces. Si ces hommes politiques recevaient de bons
conseils de la part de leurs conseillers, disent-ils, la
prospérité apparaîtrait d’elle-même. Aux yeux
de ces académiciens et spécialistes, le fait que l’Egypte
ait été dirigée par une élite fermée aux
dépens de la société n’a rien à voir avec
les problèmes économiques auxquels fait actuellement face leur
pays.
Dans ce livre, nous expliquerons
pourquoi ce sont les manifestants de la place Tahrir,
et non les académiciens et spécialistes politiques, qui ont
raison. Si l’Egypte est pauvre, c’est précisément
parce qu’elle a durant longtemps été
contrôlée par une élite fermée qui a
organisé sa propre société aux dépens des masses.
Les pouvoirs politiques ont été étroitement
concentrés et ont été utilisés par ceux qui les
possédaient dans le seul objectif de s’enrichir, comme le prouve
la fortune de 70 milliards de dollars soi-disant accumulée par
l’ancien président Moubarak. Le grand perdant a
été le peuple Egyptien, et il le comprend très bien.
Nous expliquerons pourquoi
l’interprétation populaire de la pauvreté Egyptienne
fournit une explication générale à la pauvreté
des pays pauvres du monde, que ce soit la Corée du Nord, le Sierra
Leone ou le Zimbabwe. Toutes les nations les plus pauvres le sont pour les
mêmes raisons que l’Egypte.
Les nations telles que la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis se sont enrichies parce que leurs citoyens
ont renversé les élites qui contrôlaient le pouvoir et
créé une société au sein de laquelle les droits politiques
ont été mieux distribués, le gouvernement rendu
responsable de ses actes devant son peuple, et la masse populaire rendue
capable de tirer avantage d’opportunités économiques.
Pour comprendre les
inégalités actuelles, nous devons nous replonger dans le
passé et étudier les dynamiques historiques des
sociétés. Nous verrons que si la Grande-Bretagne est plus riche
que l’Egypte, c’est parce qu’en 1688, l’Angleterre a
traversé une révolution qui a transformé sa
sphère politique et son économie. Les citoyens se sont battus
pour leurs droits politiques, et ils ont gagné. Ils ont
utilisés ces droits pour étendre leurs opportunités
économiques. La conséquence en a été une
trajectoire politique et économique fondamentalement
différente, qui a culminé avec la révolution Industrielle.
La Révolution Industrielle
et les technologies qu’elle a rendues accessibles n’ont pas
atteint les frontières de l’Egypte, qui était alors sous
le contrôle de l’Empire Ottoman, qui traitait l’Egypte de
la même manière que l’a ensuite fait la famille Moubarak.
Le règne des Ottomans en Egypte a été renversé
par Napoléon Bonaparte en 1798, mais le pays est ensuite tombé
sous l’emprise du colonialisme Britannique, qui n’avait pas plus
d’intérêts que les Ottomans à en développer
la prospérité.
Bien que les Egyptiens soient
parvenus à se débarrasser des Ottomans et des Britanniques et
à renverser leur monarchie en 1952, ils ne se sont jamais
révoltés à la manière des Anglais en 1688, et
plutôt que de transformer la politique de leur pays, ils ont
porté au pouvoir une autre élite qui n’était pas
plus intéressée par leur prospérité que ne
l’étaient les Ottomans et les Britanniques. En
conséquence, la structure de base de leur société
n’a pas changé, et leur pays est resté un pays
pauvre’.
Daron Acemoglu and James Robinson, Why Nations Fail
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