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La France est bloquée dans une situation étrange et
malsaine : presque tout le monde semble faire le même constat d’immobilisme
et de crispations qui paralysent à la fois la société et le pouvoir,
entretenant un divorce croissant entre la société et ses élites ; mais
personne ne veut assumer la responsabilité d’un véritable changement. Et
suffit-il d’avoir l’assentiment des foules pour oser des réformes qui
s’avèreront de plus en plus impopulaires qu’elles auront été indéfiniment
reportées ? Avec la cohabitation devenue une pratique du pouvoir, c’est
l’institutionnalisation du « ni-ni » qui s’est progressivement imposée : ni «
grand bond en avant », ni retour en arrière ; ni libéralisme, ni socialisme ;
« oui à l’économie de marché, non à la société de marché » selon la
formule creuse de Jospin ; ou encore « ni étatisation, ni privatisation de la
sécurité sociale » selon le vœu du président de la république.
Alors que la plupart de nos dirigeants ou des candidats
potentiels au poste suprême proclament haut et fort qu’ils ne veulent pour la
France ni du « capitalisme sauvage » à l’américaine, ni du communisme réel à
la mode soviétique, déclinant le thème de la « troisième voie » entre
socialisme et libéralisme, ils ne voient toujours pas que la France est
justement en panne de croissance et de « dialogue social » parce que
précisément bloquée dans cette illusoire « troisième voie » qui n’existe que
dans la tête des idéologues. La seule réalité, qui existe, est l’économie
de marché laquelle a besoin, pour fonctionner, que l’Etat assure les missions
qu’il a légitimement vocation à assumer, ni plus ni moins. Le marché n'est
pas contre l'Etat si chacun reste à sa place dans son rôle légitime.
En plus de nous déconsidérer sur la scène internationale
auprès d’un nombre grandissant de pays, cette position de non-choix
contribue à bloquer les possibilités de croissance et d’évolution sur le plan
interne. Le problème aujourd’hui n’est pas de trouver et de mettre en œuvre
la « troisième voie », mais c’est justement de tenter d’en sortir au plus
vite ! Comme l’ont illustré, dans un passé récent, les exemples de Bull, du
Crédit Lyonnais et de tant d’autres dossiers (les nationalisations, les Plans
Calculs ou autres plans Câbles, la régulation du secteur de la santé et la
faillite des principales missions de l’Etat), la « troisième voie » est une
impasse dont la quête désespérée ne peut qu’aboutir aux déchaînements des
extrêmes (montée des corporatismes, multiplication des revendications et des
conflits, votes extrémistes et tentation populiste). Si le « dialogue social
» est pour le moins en panne dans ce pays, c’est encore parce que l’Etat l’a
monopolisé en désignant les « partenaires sociaux représentatifs » et en se
plaçant comme arbitre d’un jeu qu’il ne peut finalement maîtriser.
La société française est prise en otage par cette
inertie d’un Etat qui veut contrôler en vain des pans entiers de la vie
sociale : l’éducation, la culture, la santé, la recherche, l’énergie, la
retraite… Et si les hommes et femmes politiques ne bougent plus ou font
semblant de réformer, c’est qu’ils considèrent que l’opinion publique n’est
pas prête à supporter les véritables réformes qui s’imposent, mais qui
s’avèreront encore plus lourdes et plus difficiles à mettre en œuvre qu’elles
auront été indéfiniment retardées. Ceux qui ont la prétention et l’ambition
de gouverner la nation n’ont-ils pas le devoir de l’éclairer en lui
expliquant la nécessité de certains changements ? Ce devoir est d’autant plus
pressant que la présence du Front national au second tour des élections
présidentielles a témoigné de l’état de décomposition morale et civique de la
société française.
Mais, rien ne sert de s’effrayer de la montée de l’extrême
droite et de descendre dans la rue pour « sauver la république », si l’on ne
s’interroge pas sur les causes profonde d’une telle situation. Et l’on est en
droit de se demander si un traitement homéopathique est de nature à
constituer un remède face à l’ampleur du mal qui frappe la société française.
A force de mettre l’Etat partout, on finit par le rendre impuissant à assumer
ses missions essentielles (la police, la justice et l’armée). Le résultat est
qu’un nombre grandissant d’individus en viennent à être dépendants des
services de l’Etat qui se trouve lui-même bien en peine de fournir de manière
efficace. La tentation est grande d’assimiler cette impuissance structurelle
à une défaillance éventuelle du personnel politique qui serait corrigée par
l’arrivée au pouvoir d’un homme fort et autoritaire. Terrible illusion et
dangereuse tentation.
L’alternance tronquée est fondée sur cette même illusion :
tel gouvernement a échoué sur la question de l’emploi alors les français
élisent un nouveau gouvernement sans bien comprendre – mais on ne leur dit
jamais – que l’Etat n’a pas la capacité à se substituer aux entreprises et
aux ménages en matière économique et sociale. Après bien des alternances et
des désillusions, le chômage, apparu à partir de 1973, s’est durablement
installé dans notre pays. Après trois décennies d’interventionnisme
impuissant, le personnel politique se grandirait à se faire élire sur des
considérations politiques plutôt que sur des questions économiques qui
relèveront toujours de la société civile et du marché, du moins tant que nous
vivons dans une société où les individus, les ménages et les entreprises
veulent rester libres de leurs décisions. Après tout, ce n’est pas l’affaire
de l’Etat de régenter les salaires, le diamètre des pommes de terre ou l’âge
de la retraite… L’Etat a des fonctions plus nobles et plus essentielles et le
marché a les siennes toutes aussi vitales.
La confusion des genres a toujours entraîné à la fois
le dérèglement du marché et la crise de l’Etat : les marchés dysfonctionnent
lorsqu’ils sont étouffés par des réglementations par nature rigides et
inadaptées, et l’autorité de l’Etat est diminuée lorsque ce dernier s’engage
dans des promesses qu’il sera bien en peine de tenir.
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