Que pouvons-nous apprendre du Moyen-Âge

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Category : Fundamental

L’histoire médiévale souligne le vaste écart qui sépare l’opinion savante de l’opinion populaire. C’est une grave frustration pour les intellectuels qui ont travaillé à changer l’opinion publique depuis déjà plus de cent ans.

Pour la plupart des gens, l’histoire médiévale est celle de populations vivant au gré des mythes et de folles superstitions telles que celles que l’on pourrait voir dans un film de Monty Python. L’opinion savante, en revanche, est très différente. La période qui s’étend du VIII e au XVIe siècle a été un âge de grandes avancées dans de nombreux domaines comme l’architecture, la musique, la biologie, les mathématiques, l’astronomie, l’industrie et – oui – l’économie.

On pourrait penser qu'il suffit d'observer la cathédrale Sainte Marie de Burgos, commencée en 1221 et achevée neuf ans plus tard, pour s’apercevoir qu’il y a bel et bien quelque chose d’erroné dans la vision populaire.

L'opinion populaire a tendance à retracer les origines de la pensée sur l’économie de marché à Adam Smith (1723—1790). L’idée que Smith soit le père de l’économie actuelle est plus répandue aux Etats-Unis, parce que son livre La Richesse des Nations a été publié l’année où les Etats-Unis ont fait sécession avec la Grande-Bretagne.

Cette vision de l’histoire  passe au-dessus de beaucoup de choses. Les vrais fondateurs de la science économique ont commencé à écrire des centaines d’années avant Smith. Ils n’étaient pas des économistes en tant que tels, mais des théologiens moraux qui suivaient l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin. Ces hommes, qui ont pour la plupart reçu leur éducation en Espagne, défendaient tout autant le marché libre que la tradition écossaise plus tardive. Et leur fondation théorique était plus solide : ils ont su anticiper les théories de valeur et de prix des marginaux énoncées à la fin du XIXe siècle en Autriche.

L’intellectuel qui a fait découvrir la pensée de Thomas d’Aquin au monde anglophone est Raymond de Roover (1904—1972). Des années durant, il a fait l’objet de railleries, et a même été appelé un présocialiste. Karl Marx était le « dernier de ses étudiants », a écrit R. H. Tawney. De Roover a cependant démontré que la vision conventionelle se trompait (Julius Kirchner ed. Business, Banking, and Economic Thought [Chicago: University of Chicago Press, 1974]).

Joseph Schumpeter a été pour beaucoup dans le renouveau de l’intérêt pour l’école Scolastique Tardive avec son livre de 1954, History of Economic Analysis (New York: Oxford University Press). « Ce sont eux », écrit-il, « qui ont plus que tout autre groupe donné naissance à la science économique ».

A la même période, une collection de textes a été rassemblée par Marjorie Grice-Hutchinson (The School of Salamanca [Oxford: Clarendon Press, 1952]), qui a récemment été republiée par l’Institut Mises. Un travail d’interprétation a été publié plus tard (Early

 Economic Thought in Spain, 1177—1740  [London: Allen & Unwin, 1975]).

Plus récemment, Alejandro Chafuen (Christians for Freedom [San Francisco: Ignatius Press, 1986]), a fait le lien entre les scolastiques tardifs et l’école autrichienne. Dans son commentaire le plus complet et le plus important jamais écrit intitulé An Austrian Perspective on the History of Economic Thought (London: Edward Elgar, 1995), Murray N. Rothbard présente la pensée extraordinaire des scolastiques tardifs. Il offre une explication de la mauvaise interprétation qui est généralement faite de l’école de Salamanca et aborde l’intersection entre l’économie et la religion depuis Thomas d’Aquin jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Ce qui ressort de cette littérature émergeante est l’idée que la période médiévale est en réalité le berceau de l’économie de marché.

Rappelons-nous de l’ouverture de L'Action Humaine, de Mises. « L’économie est la plus jeune des sciences. L’économie a ouvert à la science humaine un domaine auparavant inaccessible et impensable. »

Et à quoi à contribué la science de l’économie ? Mises explique qu’elle a permis de découvrir une « régularité dans la séquence et l’interdépendance des phénomènes de marché, et ainsi transmis un savoir qui ne peut être regardé ni comme science logique, mathématique, psychologique, physique ou biologique. »

Laissez-moi m’attarder ici sur certains des commentaires faits par ceux qui rejettent l’économie en tant que science. Cette tendance ne se limite pas à la gauche qui embrasse la fantaisie que l’on appelle socialisme, ni aux environnementalistes qui pensent que la société devrait s’en retourner à un système de tribus de chasseurs. Je pense particulièrement à un groupe que nous pourrions appeler les conservateurs. Ceux qui pensent que tout ce qu’ils devraient savoir de la réalité et de la vérité est contenu dans les écrits des anciens philosophes, des pères de l’Eglise, ou d’autres sources anciennes, et qui perçoivent tout ce qui est moderne – tout ce qui a été écrit au cours du second millénaire après Jésus Christ – comme suspect.

Cette vision des choses est très répandue au sein de la droite américaine et s’étend jusqu’aux Straussiens, aux communautariens, aux paléo conservateurs, et aux conservateurs religieux. Il y a des exemples parmi tous ces groupes. Pour rechercher la sagesse économique, ils abandonnent tout ce qui a été écrit au cours de ces 500 dernières années, et s’en retournent aux paroles des premiers saints, de Platon et d’Aristote.

Je ne dis pas que leurs écrits ne sont pas porteurs de vérité. Mais il est impossible d’y trouver une logique économique rigoureuse. Les écrits de cette période tendent à aller en la défaveur des marchands, ce qui est une erreur en termes de qualité de valeur d’échange, et prouve d’un manque de logique en matière de compréhension du développement du marché.

Mises avait raison: le développement de la science économique n’a commencé que bien plus tard, et la raison en est assez simple. L’apparition d’une opportunité économique de grande échelle, d’une mobilité sociale permise par le statut matériel, d’une expansion de la division du travail au travers des continents, et de la construction de structures complexes de capital n’a commencé qu’au Moyen-Âge. C’est l’apparition des structures rudimentaires du capitalisme moderne qui ont nourri la curiosité pour la science économique. Pour dire les choses simplement, ce n’est qu’à partir du Moyen-Âge qu’il est apparu quelque chose à étudier.

C'est à cette période que nous avons commencé à voir ce qui n’avait encore jamais été vu auparavant : de larges portions de la population ont commencé à devenir riches. La richesse ne se limitait plus aux rois et aux princes. Elle n’était plus disponible uniquement aux marchands et banquiers. Travailleurs et paysans pouvaient eux-aussi améliorer leur niveau de vie, choisir où vivre et s’acheter des vêtements et de la nourriture autrefois destinés à la noblesse. Les institutions monétaires sont devenues de plus en plus complexes, avec une variété de taux de change, l’apparition de taux d’intérêts et l’entrée de transactions plus complexes dans la vie de tous les jours.

Il était particulièrement intéressant de voir la nouvelle richesse générée par les services financiers. Les gens qui ne faisaient rien d’autre qu’arbitrer les taux de change voyaient leur influence et leur patrimoine augmenter. Ces gens qui, pour reprendre les termes de Saravia de la Calle, « voyageaient de ville en ville, de foire en foire avec leur table, leurs  boîtes et leurs livres ». Et leur capital ne cessait plus d’augmenter, ce qui a donné naissance à la question scientifique de l’origine de ce phénomène et à toutes autres formes de questions morales.

Quel est exactement le statut du marchand dans la théologie  morale ? Comment son activité doit-elle être observée par la société et l’Eglise ? Ces questions n’attendaient qu’à ce qu’on leur apporte des réponses.

Tentons maintenant de comprendre plus clairement l'esprit scolastique façonné par Saint Thomas. A l’origine de la vision aquinoise se trouve la conviction que toutes les vérités s’unifient autour d’un même ensemble de pensées, et que ces vérités pointent toutes en la direction de l’Auteur de toutes les Vérités. Les vérités recherchées par la science pouvaient ainsi toujours être conciliées avec d’autres vérités existantes.

Cette idée de la vérité fonctionnait à la manière des mathématiques. Elle était intégrée depuis sa forme la plus fondamentale jusqu’à sa forme la plus élaborée. S’il arrivait qu’une contradiction ou qu’une vérité élaborée ne puisse pas être liée à une vérité fondamentale, c’est que quelque chose n’allait pas.

Le savoir n’était pas parcellé et segmenté comme il l’est aujourd’hui. Aujourd’hui, les étudiants suivent des cours de mathématiques, de sciences, de littérature, d’économie et d’architecture et ne s’attendent pas à trouver des liens entre toutes ces disciplines. Je suis certain qu’il ne leur viendrait jamais à l’esprit d’essayer. C’est là juste un aspect généralement accepté du programme positiviste.

Nous devons tous exister dans un état de scepticisme constant, et nous trouver ballottés au gré des engouements idéologiques qui semblent avoir un semblant de support scientifique. L’idée que les petites vérités doivent être liées à de plus larges a été éviscérée.

Il est parfois dit que l’attitude scolastique était sceptique envers la recherche scientifique. Mais c’est tout le contraire. Leurs convictions concernent des vérités générales qui les rendaient absolument sûrs d’eux. Il n’y avait aucun aspect de la vie qui pouvait échapper à l’observation et l’exploration des scolastiques.

Peu importent  les découvertes, du moment qu’elles étaient vraies leur observation pouvaient être appréhendée comme une partie de la mission qu’était celle de découvrir toujours plus au sujet de la création de Dieu. Il n’y avait pas de dichotomie entre science et religion, et personne ne devait hésiter à chercher plus d’informations à leur sujet.

Il n’est pas tout à fait correct de dire que les penseurs de la scolastique tardive qui ont découvert la science économique exploraient un territoire théologique et ont trébuché par mégarde sur l’économie. Ils étaient en réalité très curieux au sujet de la logique qui gouverne les relations entre les hommes sur le marché, et s’y sont penchés sans nécessairement ressentir le besoin de faire constamment référence à la vérité théologique. La relation entre l’économie et la théologie était considérée comme faisant partie de l’exploration elle-même, c’est pourquoi les penseurs de la scolastique tardive pouvaient écrire avec tant de précision sur des sujets économiques.

L’Espagne, le Portugal et l’Italie ont émergé comme centres du commerce et de l’entreprise aux XVe et XVIe siècles, et les universités sous le contrôle des Aquinois tardifs se sont lancées dans l’étude des lois qui gouvernaient la vie économique.

J’aimerai maintenant vous présenter certains de ces penseurs et leur travail.

Francisco de Vitoria

Le premier des théologiens moraux à rechercher, écrire et enseigner à l’Université de Salamanca fut Francisco de Vitoria (1485—1546). Sous sa direction, l’université a offert 70 chaires. Comme pour les autres grands mentors de l’histoire, une majorité du travail publié de de Vitoria consiste en les notes prises par ses étudiants.

Dans ses travaux en économie, Vitoria démontre que le juste prix est celui fixé d’un commun accord par les producteurs et les consommateurs. Cela veut dire que lorsque le prix est à l’intersection entre l’offre est la demande, il est considéré comme juste.

C’est la même chose pour le commerce international. Les gouvernements ne devraient pas interférer avec les prix et les relations établies entre les commerçants de différents pays. Les travaux de de Vitoria sur le commerce indo-espagnol – originellement publiés en 1542 puis une nouvelle fois en 1917 par le Carnegie Endowment – expliquent que l’intervention des gouvernements dans la sphère commerciale représente une violation de la Règle d’or.

Il a également contribué à la libération de la loi qui interdisait le paiement d’intérêts. Ses travaux ont permis de dissiper les conflits et la confusion parmi les théologues quant à ce qu’était réellement l’usure, une confusion qui était célébrée par les entrepreneurs. De Vitoria a pris l’offre et la demande en ligne de compte lorsqu’il a analysé les échanges de devise.

Mais sa plus importante contribution reste ses étudiants talentueux et prolifiques, qui ont explorés de nombreux aspects moraux et théologiques de la science économique. Pendant un siècle, ces penseurs ont formé une importante force pour la libre-entreprise et la logique économique.

Ils percevaient le prix des biens et des services comme une conséquence directe des actions des commerçants. Les prix varient en fonction des circonstances, et en fonction de la valeur accordée aux produits par les consommateurs. Cette valeur dépend à son tour de deux facteurs : la disponibilité des produits et leur utilité. Le prix des biens et services est la conséquence de l’opération de ces forces. Les prix ne sont pas fixés par la nature, ou déterminés par les coûts de production. Ils sont la conséquence de l’estimation commune des hommes.

Domingo de Soto

Domingo de Soto (1494—1560) était un prêtre dominicain devenu professeur à Salamanca. Il avait des connections directes avec l’empereur mais a choisi une vie académique. Il a fait d’importantes découvertes dans le domaine du taux d’intérêt, et a appelé à une libéralisation générale.

Il est également l’architecte de la théorie de l’échange de parité d’achat. Il a écrit ce qui suit :

« Plus il y a de monnaie dans une médina, moins les termes de l'échange sont favorables, et plus le prix à payer par quiconque désire envoyer de l’argent depuis l’Espagne vers les Flandres est élevé, puisque la demande en argent est moindre en Espagne qu’en Flandres. Plus la monnaie est rare dans la médina, moins il est nécessaire de payer, parce qu’il y a plus de gens qui veulent de l’argent dans la médina que de gens qui veulent en envoyer vers les Flandres ».

Avec ces mots, il a fait un grand pas en avant dans la justification du profit tiré de l’arbitrage des devises. Ce n’était pas par chance que les devises étaient évaluées, elles reflétaient certains facteurs sur le terrain, et le choix des gens en fonction de raretés réelles.

Il poursuit :

« Il est normal d’échanger de la monnaie à un endroit contre de la monnaie dans un autre endroit en fonction de la rareté de l’une et de l’abondance de l’autre, et de recevoir une plus petite somme là où la monnaie est rare et une plus grande où elle est abondante »

Martin de Azpilcueta Navarrus

Un autre étudiant a été Martin de Azpilcueta Navarrus (1493—1586), un moine dominicain, l’un des plus grands avocats canoniques de son temps, qui devint plus tard le conseiller de trois Papes successifs. Navarrus était le premier économiste à expliquer clairement et sans équivoque que la fixation des prix par le gouvernement était une erreur. Quand les produits sont disponibles en de grandes quantités, il n’y a pas besoin de fixer un prix maximum. Et quand ils ne le sont pas, les contrôles des prix font plus de mal que de bien.

Dans un manuel sur la théologie morale écrit en 1556, Navarrus explique qu’il n’est pas un péché de vendre des produits à un prix plus élevé que le prix officiel lorsque ce prix est décidé d’un commun accord par les deux partis. Navarrus a également été le premier à dire que la quantité de monnaie disponible est un facteur déterminant de son pouvoir d’achat.

« Toutes choses étant égales, écrit-il dans son Commentary on Usury, dans les pays où il y a une grande rareté de la monnaie, tous les biens vendables, et le travail des hommes, sont délivrés pour moins de monnaie que si elle était disponible en abondance ». Il est généralement perçu comme le premier penseur à avoir observé que le coût élevé de la vie et lié à la quantité de monnaie disponible.

Pour qu’une devise se stabilise en fonction d’autres devises, elle est échangée avec profit – une activité controversée parmi ces théoriciens, pour des raisons morales. Mais Navarrus a clairement expliqué qu’il n’était pas à l’encontre des lois d’un échange des devises les unes contre les autres. Ce n’était certes pas le rôle premier de la monnaie, mais un usage secondaire utile.

Il a établi une analogie grâce à un autre produit. L’objectif des chaussures, a-t-il développé, est de protéger nos pieds, mais cela ne veut pas dire qu’elles devraient être échangées avec profit. De son point de vue, il aurait été une grave erreur de fermer les marchés des changes étrangers, comme le demandaient certaines personnes. Le royaume s’en serait trouvé plongé dans la pauvreté.

Diego de Covarrubias y Leiva

Le plus grand étudiant de Navarrus était Diego de Covarrubias y Leiva (1512—1577), considéré comme le plus grand juriste espagnol depuis Vitoria. L’empereur a fait de lui le Chancelier de Castille, et il est plus tard devenu évêque de Segovia. Son livre Variarum (1554) présentait alors l’explication la plus détaillée de la source de la valeur économique. « La valeur d’un article ne dépend pas de sa nature essentielle mais de l’estimation des hommes, même si elle se trouve être absurde ».

Pour cette raison, la justesse d’un prix n’est pas dictée par le prix d’un bien ou d’un service ni la quantité de travail nécessaire à leur création. Tout ce qui compte est la valeur marché au moment où ce bien et service est vendu.

Les prix chutent quand il y a peu d’acheteurs et augmentent quand ils sont nombreux. Ce point semble simple, mais il a été ignoré par tous les économistes jusqu’à ce que l’école autrichienne le redécouvre et l’incorpore aux lois de microéconomie.

Comme tous les théoriciens espagnols, Covarrubias pensait que les propriétaires individuels avaient des droits inviolables sur leur propriété. L’une des grandes controverses de l’époque était de savoir si les plantes qui produisent les médicaments devaient appartenir à la communauté. Ceux qui disaient qu’elles le devaient étaient persuadés que la médecine n’était pas le fruit du travail humain. Covarrubias a donc expliqué que tout ce qui pousse sur une terre appartient au propriétaire de cette terre. Et ce propriétaire est lui-même en droit de retirer le médicament en question du marché. Le forcer à vendre reviendrait à violer la loi.

Luis de Molina

Un autre grand économiste appartenant au courant de pensée de Vitoria est Luis de Molina (1535—1601), qui compte parmi les premiers Jésuites à réfléchir à des sujets d’économie théorique. Bien que dévoué à l’école de Salamanca et à ses poursuites, Molina enseignait au Portugal à l’université de Coimbra. Il est l’auteur d’un traité en cinq volumes intitulé De Justitia et Jure (à partie de 1593). Il a énormément contribué aux domaines de la loi, de l’économie et de la sociologie, et son traité a été publié sous diverses éditions.

Parmi les avocats du marché libre de sa génération, Molina avait l’opinion économique la plus cohérente. Comme les autres penseurs de la scolastique tardive, il pensait que les prix des biens étaient fixés non pas par leur noblesse  ou perfection mais par leur utilité pour les Hommes. Il a cependant développé cet exemple déconcertant : les rats, par exemple, en raison de leur nature, sont plus nobles (plus élevés dans la hiérarchie de la Création) que le blé. Mais ils ne sont pas appréciés des Hommes parce qu’ils n’ont aucune utilité quelle qu’elle soit.

L’évaluation d’un bien en particulier n’est pas fixée parmi les Hommes ou au fil du temps. Elle change en fonction de la valeur que lui accordent les individus et de la disponibilité de ce bien.

Cette théorie explique également l’aspect particulier des produits de luxe. Par exemple, pourquoi une perle, qui ne sert qu’à décorer, doit-elle être plus chère que le grain, le vin, la viande ou les chevaux ? Il semblerait que toutes ces choses soient plus utiles qu’une perle, et elles sont certes plus « nobles ». Comme Molina l’explique, de la valeur est accordée à un produit par les individus, et nous pouvons en conclure que le juste prix d’une perle dépend du fait que certaines personnes soient prêtes à lui accorder de la valeur en tant qu’objet de décoration.

Le paradoxe des diamants et de l’eau est similaire à celui qui a embrouillé les économistes classiques. Pourquoi l’eau, qui est plus utile, devrait coûter moins cher que les diamants ? En suivant la logique scolastique, la raison en est la valeur qu’accordent les individus aux diamants est liée à leur rareté. L’échec d’Adam Smith à comprendre ce point l’a conduit dans la mauvaise direction.

Mais Molina avait saisi l’importance cruciale de la libre-fluctuation des prix et de leur relation avec le domaine de l’entreprise. C’était en partie dû aux nombreux voyages effectués par Molina, et à ses rencontres avec des marchands de toutes sortes.

« Quand un bien est vendu dans une certaine région et à un certain prix, a-t-il observé, tant qu’aucune fraude ou monopole n’entre en jeu, alors ce prix peut être utilisé pour mesurer le juste prix du bien en question dans ladite région ». Si le gouvernement tente de fixer un prix qui est inférieur ou supérieur à ce juste prix, alors le prix fixé est injuste. Molina est le premier à avoir expliqué pourquoi les prix au détail sont plus élevés que les prix de gros : les consommateurs achètent en de plus petites quantités et sont prêts à payer plus pour de plus petites mesures.

Les travaux les plus sophistiqués de Molina concernent la monnaie et le crédit. Comme Navarrus avant lui, il comprenait la relation entre la monnaie et les prix, et savait que l’inflation résultait d’une augmentation de la masse monétaire.

« De la même manière que l’abondance de biens entraîne une baisse des prix », écrit-il, spécifiant que cela implique que la quantité de monnaie et le nombre de marchand restent les mêmes, « il en va de même pour l’abondance de monnaie ». Il va même jusqu’à noter que les salaires et les revenus augmentent dans la même proportion que la masse monétaire.

Il part de cette idée pour repousser les limites de l’imposition d’intérêts, ou de l’ « usure », qui était ce sur quoi se concentraient principalement les économistes de l’époque. Il a expliqué qu’il devrait être autorisé de charger des intérêts sur n’importe quel prêt qui implique un investissement de capital, même en l’absence de rendements.

La défense de la propriété privée par Molina repose sur l’idée que la propriété soit protégée par les Commandements. « Tu ne voleras point. » Il  est allé plus loin que ses contemporains en développant son argumentation. Si un bien est une propriété commune, alors personne n’en prend soin et les gens se battent pour l’utiliser. Loin de promouvoir le bien public, l’absence de division de propriété pousse les plus forts à prendre avantage sur les faibles en monopolisant et consommant les ressources.

Comme Aristote, Molina pensait lui-aussi que la propriété commune garantissait la fin du libéralisme et de la charité. Mais il est allé plus loin encore en décrétant que « l’aumône doit être donnée à partir de biens privés et non de biens communs ».

Dans les écrits actuels sur le péché et l’éthique, les règles appliquées au gouvernement et aux individus divergent. Mais ce n’est pas le cas dans les écrits de Molina. Il était convaincu qu’un roi pouvait, en tant que roi, être coupable de péchés mortels. Par exemple, s’il accordait à certains le privilège du monopole, il violait les droits des consommateurs d’acheter au marchand le moins cher. Molina en a conclu que ceux qui en tiraient bénéfice devaient par la loi morale réparer les dommages causés.

Vitoria, Navarrus, Covarrubias, de Soto et Molina étaient les cinq plus importants d’une douzaine de penseurs extraordinaires qui ont su résoudre les problèmes économiques les plus complexes bien avant l’époque classique.

Ayant suivi la tradition aquinoise, ils ont usé de logique pour comprendre le monde qui les entourait, et ont promu des institutions capables d’assurer la prospérité et le bien commun. Il est donc peu surprenant que de nombreux penseurs de la scolastique tardive aient été d’avides défenseurs du marché libre et des libertés.

La tradition autrichienne

Les idées sont comme le capital dans le sens où nous les prenons pour acquises, alors qu’elles marquent le travail de nombreuses générations. Dans le cas de la logique économique, il en va de plusieurs centaines d’années. Une fois comprise, l’économie s’intègre dans la manière dont nous observons le monde. Si nous ne la comprenons pas, de nombreux aspects de notre monde continuent d’être hors de notre portée et de nous troubler.

Il est frappant que le savoir des penseurs de la scolastique tardive ait été perdu au fil des siècles. La Grande-Bretagne est restée un monde à part en ce domaine en raison de sa langue et de sa géographie, mais la tradition continentale s’est développée petit à petit, notamment en France aux XVIIe et XIXe siècles.

Il est aussi particulièrement frappant de noter que la renaissance des idées de la scolastique tardive se soit produite en Autriche à la fin du XIXe siècle, dans un pays qui avait évité une révolution politique ou théologique. En observant les enseignants de Mengel, nous trouvons des successeurs de la tradition de la scolastique.

Mises a écrit que l’économie était une science nouvelle, et il avait raison sur ce point, mais la discipline n’en est pas moins vraie. Ceux qui évitent sans cesse de l’apprendre ne se privent pas seulement d’une part de vérité, mais sont en parfait déni de cette réalité, et ce n’est pas ainsi que nous pourrons avancer.

Quant aux économistes modernes qui sont coincés en mode positiviste, ils ont beaucoup à apprendre de l’école de Salamanca, dont les membres ne se seraient pas laissé piéger par les idées fausses qui dominent les théories politiques et économiques aujourd’hui. Si seulement notre compréhension de l’économie pouvait à nouveau emprunter le chemin qui a été pavé pour nous il y a plus de 400 ans. A la manière des cathédrales qui conservent leur intégrité, leur beauté et leur stabilité, l’école autrichienne d’économie, en tant que descendante des idées de Salamanca, nous parle d’une réalité intègre, et se moque des modes intellectuelles de notre temps.

Discours prononcé le 24 octobre 2009 lors de la conférence Birthplace of Economic Theory à Salamanca, en Espagne.

 

 

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