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Article publié dans Reason, mai 1978, pp. 22-23
et repris dans "Socratic Puzzles," Harvard University Press, 2000
Quel est le pourcentage de la
population qui choisirait de vivre dans un régime
socialiste ? Les pays communistes ne nous aident pas à
répondre à cette question, car ils n’offrent à
leurs citoyens aucun choix, que ce soit au travers d'élections ou via
l'émigration. Qu'en est-il de l'expérience électorale
des sociétés démocratiques, telles que l'Angleterre ou
la Suède ? Elle non plus ne nous permet pas d'éliminer
l'intérêt personnel (supposé) de notre sujet, à
savoir le désir de participer à des relations socialistes interpersonnelles
d'égalité et de communauté.
Pour déterminer le pourcentage
de ceux qui voudraient particulièrement vivre dans un régime
socialiste, nous avons besoin d'une situation où les gens ont le choix
entre deux options raisonnablement séduisantes : l'une
socialiste et l'autre non socialiste. Même s'il ne
s'agit pas du cas optimal permettant de répondre à notre
question, l'expérience israélienne des kibboutz s'en rapproche
autant que possible.
Non seulement les kibboutz ont offert
des possibilités de relations personnelles socialistes dans une
communauté socialiste, mais ces communautés ont de plus
été largement admirées pour les importantes fonctions
qu'elles remplissent : défricher la terre, aider à
l'autodéfense juive et "normaliser" le tissu professionnel
du peuple juif. A la différence de ce qui se passait pour les
communautés utopiques de l'Amérique du dix-neuvième
siècle ou pour les communes du vingtième siècle, faire
partie d'un kibboutz entraînait le respect et le soutien du reste de la
société, grâce à l'aide aux membres en
difficulté. En outre, aucun peuple ne pouvait fournir de terreau plus
fertile à un engagement socialiste que les juifs ashkénazes.
Aucun peuple n'est plus enclin qu'eux à être porté vers
une position idéologique "idéaliste," en particulier
si elle insiste sur la solidarité de groupe. En fait, il y avait une
entrée sélective en Israël au début du
siècle ; nombreux étaient ceux qui venaient afin d'aider
à construire le socialisme et qui faisaient de leur mieux pour
inculquer leurs idéaux à leurs enfants.
Les kibboutz sont désormais une
possibilité très confortable. Ils sont en général
économiquement très prospères. Un niveau
élevé d'activité culturelle est disponible pour chaque
membre. Ils bénéficient d'un système d'éducation
largement admiré (système que les membres des kibboutz, malgré
leurs convictions socialistes, n'ont pas été très
disposés à partager avec les enfants plus pauvres des zones
environnantes). Ils offrent des possibilités dans l'agriculture,
l'industrie, les arts et les services, tout comme dans les tâches
administratives et politiques dans le grand mouvement kibboutz. Sans aucun
doute, il y a certains métiers qu'il n'est pas facile
de pratiquer dans un kibboutz (dans le domaine de la physique
expérimentale des particules, par exemple), bien qu'il y ait eu des
tentatives pour avoir des professeurs d'université habitant un
kibboutz avoisinant.
En Israël, le kibboutz est une
communauté prospère, largement respectée et
encouragée (notamment par des dispositions fiscales), qui offre des
possibilités hétéroclites de travail et de loisir. Il
semble honnête de dire que la raison principale qu'un Israélien
peut avoir pour ne pas y vivre est tout simplement qu'il ne veut pas
vivre de cette façon.
La population des kibboutz
représente 3,5 % de la population juive d'Israël et environ
6 % de la population juive ashkénaze (dans les kibboutz, la
population est à 85 % ashkénaze). Nous connaissons donc
maintenant approximativement le nombre des gens qui
choisiraient, dans des conditions très favorables, de vivre dans un
régime socialiste : à peu près six pour cent.
Certes, il faut un peu affiner
l'estimation. Certaines personnes hors des kibboutz souhaiteraient
certainement y vivre mais en sont empêchées par l'opposition ferme
de leurs conjoints, tout comme certains membres demeurent au sein des
kibboutz en raison des préférences de leurs conjoints.
Certains de ceux qui désireraient partir restent dans les kibboutz
parce qu'il n'y a pas de droits à la retraite qu'ils pourraient
emporter, tandis que certains de ceux qui vivent dans les moshav [villages
fonctionnant en coopératives. NdT] peuvent également chercher
un certain mode de vie socialiste (4,5 % de la population
israélienne, la répartition étant égale entre
ashkénazes et séfarades, vit dans des moshav, certains
combinant une production communale avec une consommation familiale).
Soyons généreux et
supposons que 50 % de plus choisiraient le socialisme. Ceci nous conduit
de six à neuf pour cent. Dans des conditions aussi idéales que
peut en fournir le monde réel, 9 % des gens choisiraient de
conformer leur vie aux principes socialistes.
Cette minorité devrait certes
avoir partout le droit de le faire, en s'associant avec ceux qui partagent
les mêmes idées pour vivre selon leurs vœux. (C'est une
vertu d'un système de liberté que de permettre aux
préférences minoritaires d'être satisfaites, tout comme
le marché libre s'occupe aussi des goûts de la
minorité - par exemple, par des enregistrements de musique de la
Renaissance ou de chansons chasidiques.) De plus, cette minorité peut
essayer de persuader le rester d'entre nous des vertus supérieures de
leur idéal.
Mais c'est tout. Ils n'ont pas le droit
de nous obliger à vivre de cette façon. Nous pouvons
comprendre, néanmoins, pourquoi ils sont tentés de le faire.
Dans le cas le plus favorable à l'acceptation libre
des idéaux socialistes, avec les communautés socialistes les
plus séduisantes et les plus respectées, avec la population la
plus réceptive, seuls neuf pour cent (estimation généreuse)
choisiraient de vivre ainsi. Les perspectives sont par conséquents
sombres quant à un quelconque avènement volontaire du
socialisme, où que ce soit. Comme nous le montre Israël, il n'y
aurait pas assez de volontaires.
Traduction : Hervé de Quengo
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