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Extrait de La morale
de la concurrence, ch. VI, 1896.
Par Yves Guyot
Si j'ai démontré que la concurrence
économique était l'agent le plus efficace pour
développer l'altruisme, sa valeur morale ne fait plus de doute : car
nul ne contestera son efficacité au point de vue de la morale
individuelle, qui consiste pour chacun à donner à ses
qualités natives le maximum de développement.
Dans l'antiquité, au moyen âge,
jusqu'à hier, la guerre a été la plus haute expression
de la concurrence ; et c'est comme telle qu'elle a engendré des hommes
prodigieux, qu'elle a été civilisatrice et que sa barbarie a
produit les vertus les plus admirables : l'héroïsme, l'immolation
de l'individu à son devoir, le dévouement de chacun à
l'armée et à la patrie. Elle a été le ressort
moral des grandes civilisations disparues. Elle a consacré la
civilisation athénienne à Salamine et elle nous assujettit
encore à l'influence de Rome.
Jusqu'au XIXe siècle, la guerre était le
grand instrument d'acquisition. Les plus énergiques contraignaient les
plus faibles à leur donner les produits de leur travail. A Rome,
l'impôt était l'exploitation du peuple vaincu par le peuple
vainqueur. Conquérir et dominer les hommes : voilà le but des
hommes forts.
Si on écarte certaines apparences qui cachent, par
leurs couleurs violentes et tumultueuses, le fond des choses, on
découvre facilement que depuis les physiocrates et Adam Smith, depuis
Arkwright et Watt, depuis Lavoisier et Volta, depuis la Constitution
américaine de 1787 et la Déclaration des droits de l'homme de
1789, la civilisation n'est plus basée sur la conquête et
l'exploitation de vaincus par des vainqueurs. Le plus grand conquérant
qu'ait connu l'histoire, Napoléon, a pu multiplier les victoires ;
loin de rien fonder, il a laissé son pays enfermé dans des
frontières plus étroites que celles de 1797, tandis que les 5,700,000 chevaux-vapeur, employés en France, lui
ont annexé une population de 120 millions de travailleurs, aussi
infatigables que dociles.
Actuellement, les grands instruments d'acquisition, c'est
l'invention, qui livre à nos usages des forces inconnues et
inutilisées jusqu'alors, c'est la production qui .en résulte ;
c'est l'échange qui en est la conséquence et qui est
basé sur la réciprocité des services, dont le taux est
librement déterminé par chaque intéressé. Tels
sont les principes de la civilisation de production et d'échange, qui
tend à se substituer de plus en plus à la civilisation
guerrière.
Dans la civilisation guerrière, l'étranger
c'est l'ennemi ; il est riche, je le pille. A l'acquisition par violence, la
civilisation économique substitue l'échange par persuasion. De
mon ennemi d'hier, elle fait mon client, donc l'artisan de ma fortune, si je
sais lui être utile. La contrainte de l'ancien assujetti et la tyrannie
du plus fort sont remplacés par l'accord volontaire. Mais la
civilisation scientifique et industrielle est fondée sur la
concurrence : et la concurrence y est aussi ardente, exige autant d'efforts,
d'énergie que dans la civilisation guerrière ; l'inventeur,
l'industriel, le commerçant doivent avoir les mêmes vertus que
le guerrier : activité, énergie, persévérance,
prudence pour éviter les dangers, courage pour les braver. Où
est donc l'industriel, le commerçant, le banquier qui, dans son
existence, n'ait été obligé de prendre des
résolutions héroïques ? Tel grand industriel voit, en
trois ans, le chiffre de ses affaires se réduire des deux tiers, que
va-t-il faire ? Il faut changer l'outillage, les opérations, toutes
les habitudes acquises, sous peine de mort ; il se décide à
jeter les résultats acquis et son avenir dans l'inconnu. Tel autre
sacrifie son passé pour réaliser une invention. Tel commerçant
a été surpris par des événements qu'il ne pouvait
prévoir, des à-coups provoqués trop souvent par
l'intervention de l'État dans les rapports économiques, et il a
fallu qu'il les surmontât. Quand une crise industrielle et commerciale
survient, les banquiers sont les premiers à en supporter le contre-coup ; et ils ne peuvent se sauver qu'à
force d'habileté et d'audace. Dans des moments de péril, on les
a vus, à maintes reprises, se grouper dans une solidarité
héroïque. En 1745, en 1792, en 1811, les banquiers et les
commerçants de Londres en ont donné des exemples
célèbres. En 1889, nous avons vu, en France, les maisons de
crédit venir au secours du Comptoir d'escompte et, en 1891, au secours
de la société des Dépôts et comptes courants. Là,
chacun a risqué une perte plus ou moins grande dans un esprit de
solidarité. Si ce dévouement n'a pas le retentissement et
l'éclat de l'héroïsme guerrier, il est de même
nature, et les hommes qui en donnent l'exemple sont braves comme le soldat
qui, pour sauver le reste de l'armée, défend son poste
jusqu'à la mort. De plus, la civilisation économique
développe un certain nombre de vertus spéciales : esprit
d'ordre, respect des engagements, nécessité de limiter ses
promesses à son pouvoir, qui font de ceux qu'elle domine des hommes
sérieux et de rapports sûrs.
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