1. Le privilège de
l'émission de monnaie.
En 1896-97, Vilfredo Pareto rappelait le privilège de l'émission de la
monnaie donné depuis longtemps par le législateur, ou par d'autres
considérations, aux gouvernements, dans le §379 de son ouvrage sur l'économie
politique, en ces termes:
« Les gouvernements se sont en général réservé ce privilège.
En Grèce, les monnaies étaient frappées au nom du peuple, dans les
républiques, et au nom du roi, dans les monarchies.
Le roi de Perse se réservait la fabrication des pièces d'or, et permettait,
dans certaines satrapies, le monnayage local des autres métaux.
Sous la République romaine, les villes reconnues libres, autonomes et
alliées, et les pays confédérés sous le patronage romain, avaient droit au
monnayage de l'argent; celui de l'or était interdit.
Sous l'Empire, le monnayage de l'argent et de l'or appartint à l'empereur,
celui du cuivre au Sénat, jusqu'à Aurélien.
Au moment de la suppression de l'empire d'Occident, Zénon rendit ce droit au
Sénat, qui le garda sous les Ostrogoths.
Sous l'Empire, beaucoup de municipes eurent l'autorisation de monnayer du
cuivre.
Les altérations honteuses des monnaies d'argent impériales eurent pour effet
que, vers le IIIe siècle, la monnaie de cuivre était recherchée comme celle
qui seule conservait quelque valeur intrinsèque.
Au Moyen-âge, les rois et les seigneurs furent très jaloux de leur privilège
de battre monnaie, et ils en tiraient de bons revenus.
A notre époque [donc en
1896-97], dans tous les pays civilisés, le monnayage est réservé
aux gouvernements.
Un très petit nombre de ceux-ci use de ce droit seulement pour garantir
l'intégrité de la circulation monétaire.
Le plus grand nombre abuse du droit de monnayage pour émettre du
papier-monnaie, et inflige, par là, de grands maux aux populations. »
2. Les destructions
économiques.
Ce privilège de l'émission de monnaie est devenu progressivement
"banquier central" par la suite (selon les pays et à partir du
XVIIè siècle) et va contribuer à ce qu'on dénommera "politique
monétaire" à partir du XXè siècle.
Mais il cache des destructions économiques, en grande partie ignorés, que
Pareto n'hésitait pas à développer... en partie.
Ainsi dans le § 381, il écrivait :
« Il faut faire ici une observation que nous aurons lieu de répéter
maintes fois, et c'est que les mesures prises pour obtenir un bénéfice en
altérant l'équilibre économique ont deux sortes d'effets.
Les premiers de ces effets sont ceux qu'on a directement en vue; ils
consistent dans le transfert de la richesse de certaines personnes à
certaines autres.
Les seconds, qui accompagnent nécessairement les premiers, consistent en une
perte sèche de richesse, dans une destruction de biens économiques.
C'est ce qui explique comment il peut convenir aux gens favorisés par ces
mesures, et aux gens qui en souffrent, de conclure un accord moyennant lequel
les seconds, en payant une certaine somme, obtiennent que les premiers
renoncent à cette source de gain.
Les maux infligés ainsi aux populations rendent parfaitement compréhensible
la proposition faite par Mr G. de Molinari et par Herbert Spencer de laisser
à la libre concurrence le soin du monnayage. »
3. La "loi de
Bitur-Camember".
Malheureusement, Pareto s'arrêtait à ce point de la destruction causée par
les réglementations du monnayage – qu'on peut développer en long et en large,
cf. la « loi de
Bitur-Camember » – tout en précisant :
« Nous ne traiterons pas ce sujet, car c'est là une de ces questions
pratiques que nous nous sommes interdit de discuter ici.
Pour résoudre un tel problème, il y a lieu de considérer toutes les
conditions économiques et autres; et la solution peut être différente suivant
les différents pays,
Par exemple, le système actuel en Angleterre ne donnant lieu qu'à fort peu
d'inconvénients, il n'y a pas de raisons pour le changer,
Mais nous devons observer, car ceci appartient aux théories économiques, que
l'on se trompe quand on croit qu'il suffit de citer la loi de Gresham pour
réfuter les arguments de Mr G, de Molinari et de Herbert Spencer.
Ni l'un ni l'autre de ces auteurs n'ignoraient certes cette loi, mais ils
savaient aussi qu'elle agit surtout quand la valeur de la monnaie est imposée
par le gouvernement.
Un effet contraire a lieu dans le grand commerce international.
On y règle les affaires en traites sur la place qui a la meilleure monnaie,
c'est-à-dire sur Londres, et non sur une des places qui ont la plus mauvaise
monnaie. Le grand commerce international a pour monnaie l'or. C'est donc la
meilleure monnaie qui a chassé les mauvaises.
Mr Martello dit que l'émission de la monnaie n'est pas un droit, mais bien un
devoir du gouvernement. Et de la manière dont il l'entend, c'est-à-dire que
l'Etat doit se borner à certifier le poids et le titre des monnaies, cela est
acceptable. »
Certes, à d'autres moments de l'ouvrage, il a proposé des tentatives
d'explication, mais insuffisantes (cf. par exemple ce billet de août 2009).
4. Le conflit
méthodologique.
Poussait Pareto à raccourcir la logique de sa pensée, sa méthode économique
qui voulait que la science économique s'occupât des phénomènes économiques
qui résultaient des actions de vous et moi et non pas, commençaient par ces
actions.
En cela, l'opposition parétienne est en opposition totale à la méthode
postérieure de Ludwig von Mises – par exemple, dans son maître ouvrage Human Action - pour qui :
« The scope of economic science : to investigate the market phenomena,
the determination of the mutual exchange ratios of the goods and services
negociated on the markets, their origin in human action and their effect upon
latter action. » p.232
A l'opposé de Pareto, Mises avait raison, la théorie de l'équilibre économique
général à quoi il s'appliquait n'expliquait rien et ouvrait à des absurdités
- par exemple, "optimum de Pareto" de cas I ou de cas II à quoi
lui-même se serait vraisemblablement opposé.
5. Application des
premiers effets.
Les premiers effets évoqués par Pareto - "ceux qu'on a directement en
vue; ils consistent dans le transfert de la richesse de certaines personnes à
certaines autres" -, sont largement développés.
Aujourd'hui, David Howden nous en offre un dans un article intitulé
« Who Benefits From the Fed? » Mises Daily, jeudi 7 mars 2013.
David Howden est Chair of the Department of Business and Economics, et
associate professor of economics à la St. Louis University, dans le Madrid
Campus.
Voici le texte :
« Nous avons récemment étudié les résultats de la Réserve fédérale de
2012.
En particulier, nous avons souligné certains développements positifs et
négatifs.
Sur une note positive, la Fed a réussi à rétrécir la taille de son bilan
d'environ un tiers de un pour cent. (C'est un début.)
Sur une note plus négative, cette baisse se produit parce que les banques ont
modifié leurs avoirs de réserves en espèces, ce qui oblige la Fed à vendre
certains de ses actifs.
J'ai expliqué qu'il s'agissait d'un résultat potentiellement négatif, comme
le passage en monnaie apporte avec lui la pression inflationniste sur les
prix.
Dans cet article, je tiens à souligner qui a bénéficié des opérations de la
Fed au cours de la dernière année.
Il y a eu beaucoup de discussions à propos de la forte augmentation des
réserves, des réserves excédentaires en particulier, tenu par le système
bancaire.
Surtout cette discussion est formulée en termes d'augmentation de la masse
monétaire.
Si l'augmentation des réserves en excès, soit moins de $2 milliards en août
2008 à près de $1,5 trillions à la fin de 2012, représente une augmentation
de la masse monétaire, certains changements de règles sur la crise ont
également signifier qu'ils font partie d'un plan de sauvetage.
Un aspect de la réponse à la crise de la Fed devait commencer à payer des
intérêts sur les soldes de réserves obligatoires et excédentaires.
(La réserve requise est la quantité de monnaie que doivent détenir les
banques pour répondre à l'exigence de réserves obligatoires sur les dépôts et
les réserves excédentaires sont tout montant au-delà de ce minimum.)
L'intérêt sur les réserves est fixé à 0,25%, et est payé par les recettes
d'exploitation de la Fed à ses banques membres.
Comme on peut le voir dans la figure 1 ci-dessous, la Fed a payé le système
bancaire de près de $4 milliards chaque année pour les deux dernières années
pour obtenir leurs réserves.
Figure 1
Intérêt
payé sur les réserves
(annuel, $ milliards)
Source: Federal Reserve Bank
of St. Louis
Une façon de penser à ce paiement est d'y voir comme une sorte de plan de sauvetage.
Comme les paiements des réserves sont payés par les recettes d'exploitation
de la Fed, cela réduit ses profits à la fin de l'année dans la même
proportion.
Étant donné que ces bénéfices sont normalement versés au Trésor public, la
politique de verser des intérêts sur les réserves a été, en effet, une
politique budgétaire impliquant un transfert du Trésor vers le secteur
bancaire.
L'intérêt sur les réserves redirige la monnaie des contribuables vers le
système bancaire, plus de 4 milliards de dollars en 2012.
Ce transfert de la Fed dans le système bancaire est plus grand que tout
transfert de la seule année du Fed au Trésor avant 2009.
Le Fed estime qu'il remettra au Trésor 88.9bn $ de ses opérations 2012, une
année record.
Comme on peut le voir sur la figure 2, il y a eu une augmentation constante
des quantités d'envois de fonds au Trésor au cours de la dernière décennie,
et surtout depuis 2009.
Figure 2
Envois de fonds annuels de la Réserve fédérale
au Trésor américain
($ milliards)
La forte augmentation après 2008 a été le résultat de la politique
d'assouplissement quantitatif.
En augmentant la quantité de monnaie, la Fed a dû acheter des actifs du
système bancaire.
Certains de ces actifs étaient des bons du Trésor américain, certains étaient
des titres hypothécaires plus risqués, et certains étaient de la dette agence
fédérale garantie.
Tous ces actifs nouvellement acquis payait un taux d'intérêt, ce qui a
contribué à l'augmentation des produits d'exploitation et les profits de la
Fed, alors qu'ils augmentaient la quantité de monnaie.
Le revenu net de $ 91bn est revenu presque entièrement des intérêts perçus
sur les titres de la Fed ($ 80.5 milliards).
Le Trésor des États-Unis émit des obligations qui sont achetées par la
Réserve fédérale. (Il est à noter que la Fed ne peut pas acheter ces
obligations directement au Trésor, mais seulement sur le
marché
secondaire auprès
des revendeurs les plus défavorisées.)
L'intérêt versé sur ces obligations s'accumule à la Fed comme un revenu, et à la fin de l'année, la Fed le
distribue en retour au Trésor, déduction faite de ses frais d'exploitation.
Depuis que la Fed a tenu, plus ou moins, environ $1,6 milliards de titres du
Trésor américain sur 2012, le gouvernement était essentiellement en mesure
d'obtenir un repas gratuit - tout intérêt versé sur ces titres était une
fiction comptable, telle qu'elle a été renvoyée à la fin de l'année (moins
les frais).
Normalement, la Fed ne fonctionne que sur la partie courte de la courbe des
taux.
Cela signifie que, en règle générale, la Fed achète seulement à court terme
de la dette du Trésor américain.
Depuis que la dette à court terme est également le plus faible rendement,
certains pourraient dire que la Fed n'est pas vraiment une grande partie de
la fourniture d'un repas gratuit.
Les grandes nouvelles en 2012 pour les observateurs de la Fed a été
l'expansion de son «Opération Twist».
Avec un accent accru sur la partie longue de la courbe des taux, la Fed a
commencé à acheter des obligations d'échéance plus longue pour maintenir bas
les coûts d'emprunt à long terme.
Ce fut un geste avisé qui aide à protéger le Trésor des effets de certaines
politiques propres de la Fed.
La Fed a le potentiel d'accroître les pressions inflationnistes sur les prix
grâce à son expansion monétaire.
Puisque cette inflation n'a pas lieu maintenant, mais presque certainement à
une date ultérieure, seuls les titres à plus longue échéance verront leurs
rendements augmenter pour tenir compte de leur pouvoir d'achat perdu.
Ce serait un désastre pour un Trésor qui se finance en partie par des titres
à plus longue échéance.
En s'engageant à acheter des obligations à plus long terme, la Fed va réduire
artificiellement les rendements et ainsi masquer la prime d'inflation de
leurs rendements.
Table 1
Répartition des échéances des titres du Trésor américain
par la Fed
($ millions)
Jan. 1, 2012 Jan. 1, 2013
Change
Within 15 days
17,847
0
- 17,847
16 to 90 days
25,506
5
- 25,5
91 days to 1 year
87,285
16
- 87,27
1 to 5 years
650,378
378,474 - 271,9
5 to 10 years
660,486
862,403 201,917
Alors que la Fed a légèrement diminué le montant total des bons du Trésor
détenus, l'Opération Twist a augmenté la durée de vie moyenne de ces avoirs.
La Fed ne détient actuellement presque pas de bons du Trésor dont l'échéance
est de moins de 1 an et a augmenté sa participation en date de plus de 5 ans
de plus de 200 milliards de dollars. Même si le montant total de la dette du
Trésor détenus a diminué, la distribution totale du Trésor a augmenté en
raison de ce changement de maturité.
En tenant des obligations à taux d'intérêt plus long à échéances plus
longues, la Fed gagne plus d'intérêt, ce qui donne plus de profit à verser au
Trésor en fin d'année.
Comme nous passons en revue les opérations de la Fed en 2012, nous voyons les
résultats habituels.
Le secteur bancaire a bénéficié de ses activités (inhabituellement ainsi,
merci à l'intérêt constant sur la politique de la réserve) et
le gouvernement a reçu un repas gratuit en ayant un acheteur prêt pour sa
dette sans cesse croissante, surtout la dette à long terme, ce qui pourrait
autrement être sensibles aux pressions inflationnistes en augmentant son
rendement d'intérêt.
Attendons de voir quelles surprises la Fed a en réserve pour nous, en 2013. »
Tous ces éléments se transposent en grande partie pour expliquer
l'augmentation de la quantité de monnaie de la Banque centrale européenne
(cf. par exemple, ce billet de
février 2013) .
6. Ignorance des seconds
effets.
A ces premiers effets, on peut juxtaposer « les seconds [effets], qui accompagnent
nécessairement les premiers, [qui]
consistent en une perte sèche de richesse, dans une destruction de biens
économiques » dont personne ne parle … et qui donneront lieu, par exemple, à
l'inflation mondiale.
Ce sont pourtant ces effets dont personne ne veut parler jusqu'à présent, qui
sont essentiels, comme le laissait entendre Pareto:
"En général, on peut dire que, dans la plupart des cas, les mesures
ayant pour but d'enlever à certaines personnes des biens économiques pour les
donner à certaines autres, enlèvent aux personnes qui en souffrent une
quantité de richesses supérieure, et souvent énormément supérieure à celle
qu'elles procurent aux personnes qui en jouissent" (Pareto, op. cit. §1043, p.381)
Tels sont les cas des prétendues politiques monétaires.