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1. Nature
de la répartition des revenus
dans l'organisation libérale et dans l'organisation socialiste
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Le problème des revenus devrait être traité à la
fin des chapitres où est étudiée la vie de la
communauté socialiste. Avant de procéder à la
répartition, il faut d'abord produire. Il serait donc logique
d'étudier la production avant la répartition. Mais dans le
socialisme, le problème de la répartition est tellement au
premier plan, qu'il paraît indiqué de le placer autant que
possible en tête de notre enquête. Au fond le socialisme n'est
que la théorie d'une « juste »
répartition, et le mouvement socialiste n'a pas d'autre but que la
répartition de cet idéal. Aussi tous les plans socialistes
partent-ils du problème de la répartition auquel finalement ils
aboutissent. Pour le socialisme, le problème de la répartition
est le problème économique en soi.
Le
problème de la répartition est en outre une
particularité du socialisme; il ne se pose que dans l'organisation
socialiste. On a, il est vrai, l'habitude de parler aussi de
répartition pour l'ordre économique reposant sur la
propriété privée des moyens de production et
l'économie politique traite sous le nom de répartition les
problèmes de la formation des revenus et de la formation des prix des
facteurs de production. Cette appellation traditionnelle est si invétérée,
qu'on ne peut songer à la remplacer par une autre. Cela ne
l'empêche pas d'être impropre et au fond inexacte. Dans
l'organisation capitaliste, les revenus ont leur source dans le
résultat des trafics du marché, liés indissolublement
à la production. Ici il n'y a pas d'abord production, puis
répartition. Quand les produits mûrs pour l'usage et la
consommation sont livrés à l'usage et à la consommation,
la formation des revenus, fondée sur le processus de production qui
les fait naître, est déjà en grande partie
achevée. Les ouvriers, les propriétaires fonciers, les
capitalistes et un grand nombre de chefs d'entreprise participant à
leur fabrication ont déjà reçu la part qui leur revient,
avant même que le produit ne soit mûr pour la consommation. Les
prix obtenus sur le marché pour le produit fini déterminent
seulement le revenu que les chefs d'entreprise tirent du processus de
production. La valeur qu'ont ces prix pour le revenu des autres couches de la
société a déjà été prélevée
à l'avance. Dans l'organisation capitaliste, la totalisation des
revenus individuels dans le concept du revenu social ne joue qu'un rôle
de construction idéologique; il en est de même du concept de
répartition, qui ne peut être pris ici qu'au sens figuré.
Qu'on ait choisi l'expression de: répartition, au lieu de parler plus
justement et plus simplement de formation des revenus, provient du fait que
les fondateurs de l'économie politique scientifique, les physiocrates
et les classiques anglais, n'ont su se libérer que peu à peu
des conceptions étatiques du mercantilisme. Quoiqu'ils aient eu le
très grand mérité de concevoir et de reconnaître
comment se constituaient les revenus par une opération
résultant des opérations du marché, ils ont pris
l'habitude – sans qu'heureusement cela nuisît en rien à
l'essentiel de leur doctrine – de résumer sous le nom de
« répartition » ce chapitre de la catallactique,
qui traite des différentes branches du revenu(1).
Au vrai sens du mot,
il n'y a que dans la communauté socialiste qu'a lieu une
répartition d'une provision de biens de jouissance. Si, lorsqu'on
considère les conditions de l'économie capitaliste, on se sert
de l'expression: répartition autrement qu'au sens figuré, c'est
que par la pensée on établit une comparaison entre la formation
du revenu dans l'économie socialiste et dans l'économie
capitaliste. Dans une étude du mécanisme de l'organisation
économique capitaliste partant des particularités qu'elle
présente, l'idée d'une répartition des revenus n'a pas
de place.
Suivant l'idée fondamentale du socialisme, seuls les biens mûrs
pour la jouissance peuvent entrer en ligne de compte pour la
répartition. Les biens d'ordre supérieur qui ont
été produits restent propriété de la
collectivité, en vue d'une production ultérieure. Ils sont
exclus de la répartition. Par contre tous les biens de premier ordre
sans exception entrent dans la répartition; ils forment le dividende
social. Comme on n'arrive pas à se défaire entièrement
des idées applicables à l'économie capitaliste,
même quand on s'occupe de l'organisation socialiste, on a l'habitude de
dire que la communauté retiendra une partie des biens mûrs pour
la jouissance pour les utiliser au profit de la consommation collective. On a
alors en vue cette consommation que dans l'économie collective on
appelle: frais publics. Lorsque la propriété privée des
moyens de production est rigoureusement réalisée, ces frais
publics consistent uniquement en frais destinés à maintenir
l'organisme chargé d'assurer la bonne marche des affaires.
L'État fondé sur le libéralisme pur n'a pas d'autre
tâche que d'assurer la vie des individus et la propriété
privée contre tous les troubles de l'intérieur ou de
l'extérieur; il est producteur de sécurité, ou comme
Lasalle disait ironiquement, c'est « un État de sergent de
ville ». Dans la communauté socialiste, il y aura une
tâche analogue à remplir: assurer le maintien, sans troubles, de
l'organisation socialiste et la bonne marche de la production socialiste.
Qu'on appelle « État » l'appareil de contrainte
et de force qui y pourvoira, ou qu'on lui donne un autre nom, qu'on lui
assigne, parmi les autres tâches, incombant à la
communauté, une position juridique spéciale, ne présente
pour nous aucune importance. Nous avons seulement à constater, que
toutes les dépenses faites à cet effet ressortissent, dans la
communauté socialiste, aux frais généraux de la
production. Dans la répartition du dividende social, on ne peut tenir
compte de ces frais – en tant qu'ils représentent un emploi de
main-d'oeuvre – qu'en attribuant une quote-part aux camarades
employés à ce service.
Mais il
y a encore d'autres dépenses à porter au compte de ces frais
publics. La plupart des États et communes mettent à la
disposition des citoyens un certain nombre d'avantages en nature, parfois
gratuitement, parfois à un prix trop bas pour couvrir les frais. En
général il s'agit des différents services et avantages
provenant des biens d'usage. Par exemple, des promenades publiques, des
musées, des bibliothèques, des églises sont mis à
disposition de tous ceux qui veulent s'en servir. De même les rues et
les routes. Mais il se produit aussi une répartition directe des biens
de consommation, par exemple: soins et nourriture aux malades, livres pour
les écoliers. Des services personnels sont aussi assurés, par
exemple: traitement médical. Tout cela n'est pas du socialisme, tout
cela n'est pas fondé sur la propriété collective des
moyens de production. On est bien en présence d'une répartition,
mais ce qui a été réparti a été
réuni grâce à la contribution de tous les citoyens. C'est
seulement quand il est réparti des produits de la production
étatique ou communale, que l'on peut considérer cette
répartition comme un fragment de socialisme dans le cadre d'un ordre
social libéral quant au reste. Nous n'avons pas besoin
d'étudier ici dans quelle mesure cette branche de l'activité
étatique et communale est déterminée d'une part par des
conceptions tenant compte de la critique socialiste de l'organisation
capitaliste, d'autre part par la nature spéciale de certains biens de
consommation particulièrement durables et pouvant pratiquement fournir
un nombre illimité de services et avantages. Ce qui importe pour nous,
c'est que pour ces frais publics, même dans une communauté qui
pour le reste est capitaliste, il s'agisse d'une véritable
répartition.
La communauté
socialiste, elle non plus, ne répartira pas tous les biens de premier
ordre au sens physique du mot. La communauté socialiste ne
délivrera pas à chaque camarade un exemplaire de chaque livre
nouvellement paru, mais elle mettra les livres à la disposition de
toutes les salles de lecture publiques. Elle procédera de même
dans la création d'écoles, dans la diffusion de l'enseignement,
dans l'aménagement des jardins publics, terrains de sport, salles de
réunion, etc. Les frais résultant de toutes ces institutions ne
sont pas une retenue sur le dividende social; au contraire ils en
représentent une partie.
Cette partie du
dividende social offre seulement une particularité: Outre les
règles appliquées à la répartition des biens
d'usage et d'une fraction des biens de consommation, il pourra toujours y
avoir, conformément à la nature particulière des
services et avantages à répartir, des règles
spéciales de répartition. La manière dont on rend
accessible au public l'utilisation de musées et de
bibliothèques scientifiques est entièrement indépendante
des règles qu'on pourra appliquer pour la répartition des
autres biens du premier ordre.
3. Les
Principes de la Répartition
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Ce qui caractérise la communauté socialiste, c'est qu'il n'y
existe aucune liaison entre l'économie et la répartition.
L'importance de la part assignée à chaque associé pour
sa libre jouissance est tout à fait indépendante de la valeur
attribuée à son travail en tant que contribution productive aux
biens nécessaires à la communauté. Il serait du reste
impossible de fonder la répartition sur un calcul de valeurs pour la
raison qu'avec la méthode de production socialiste la part revenant
aux différents facteurs dans le rendement de la production ne peut
être déterminée, cette méthode ne permettant
aucunement de calculer et de préciser l'écart entre ce que
coûte et ce que rapporte la production. Aussi est-il impossible de
fonder même une petite partie de la répartition sur le calcul
économique du rendement des différents facteurs de production.
Par exemple on commencerait par payer à l'ouvrier le produit
intégral de son travail, qu'il touche dans la société
capitaliste sous la forme de salaire; puis l'on soumettrait à une
répartition particulière les parts qui reviennent aux facteurs
matériels de la production et à l'activité des
entrepreneurs. Les socialistes ne se rendent pas compte de cette connexion
entre le calcul économique et la répartition. Cependant il
semble que la doctrine marxiste l'ait vaguement entrevue lorsqu'elle
déclare que dans la société socialiste les
catégories du salaire, du profit et des rentes ne sauraient exister.
Pour la
répartition socialiste des biens de jouissance à chaque
camarade on peut envisager quatre principes différents: 1)
répartition égale par tête d'habitant; 2)
Répartition proportionnée aux services rendus à la
communauté; 3) Répartition suivant les besoins; 4)
répartition suivant que l'individu est plus ou moins digne; ces
principes pouvant du reste se combiner de diverses manières.
Le principe de la
répartition égale s'appuie sur le très vieux postulat du
droit naturel demandant l'égalité pour tout ce qui porte
humaine figure. Rigoureusement appliqué, ce serait une
absurdité. Il n'autoriserait à faire aucune différence
entre adultes et enfants, malades et gens bien portants, entre hommes
travailleurs et paresseux, entre bons et méchants. On ne pourrait
songer à le réaliser qu'en tenant aussi quelque peu compte des
trois autres principes. Il serait tout au moins indispensable, suivant le
principe de la répartition d'après les besoins, de graduer
cette répartition d'après l'âge, le sexe, l'état
de santé, les nécessités professionnelles, de faire
état du principe de la répartition d'après les services
rendus, en distinguant parmi les ouvriers les plus zélés et les
négligents, les bons et les mauvais, et finalement de faire aussi
appel au principe de la répartition d'après la dignité
par des récompenses ou des primes ou des amendes. Cependant en
s'écartant ainsi du principe de la répartition égale
pour se rapprocher des autres principes on ne supprime pas les
difficultés qui s'opposent à la répartition socialiste.
Ces difficultés du reste sont insurmontables.
Nous avons
déjà montré quelles difficultés rencontrait le
principe de la répartition d'après les services rendus à
la société. Dans la société capitaliste, à
chacun est attribué le revenu correspondant à la valeur de la
contribution fournie par son travail à la production sociale. Chaque
service rendu est rémunéré selon sa valeur. C'est
précisément cet ordre de choses que le socialisme entend
renverser, pour lui en substituer un, où la valeur économique
attribuée aux facteurs matériels de la production et à
l'activité des chefs d'entreprise sera répartie de telle sorte
qu'en principe la situation des propriétaires et des chefs
d'entreprises ne différera en rien de celle des autres citoyens. La répartition
est ainsi entièrement séparée de l'imputation
économique. Elle n'a plus rien à voir avec la valeur des
services que chaque individu rend à la société. Ce n'est
qu'extérieurement qu'on peut avoir l'air de la mettre en harmonie avec
le travail effectué par l'individu, en se servant pour cette
répartition d'indices extérieurs, par exemple en partant du
nombre des heures de travail. Mais l'importance pour la société
d'un travail effectué en vue de pourvoir à la production des
biens dont elle a besoin, ne se mesure pas à la durée des
heures de travail. La valeur du travail effectué dépend
essentiellement de l'utilisation qu'on lui a destinée dans le plan
économique; un même travail peut produire un rendement
différent selon qu'il a été ou non fourni au bon
endroit, c'est-à-dire là où le besoin s'en faisait le
plus sentir: dans la société socialiste on n'en saurait rendre
responsable l'ouvrier, mais seulement celui qui lui assigne son travail. La
valeur du travail effectué diffère aussi suivant la
qualité du travail, suivant les aptitudes de l'ouvrier, l'état
de ses forces, son zèle plus ou moins grand. Sans doute il est
aisé pour des raisons morales de préconiser
l'égalité de salaire sans distinction pour tous les ouvriers.
On dit que le talent et le génie sont des dons de Dieu où
l'individu ne peut rien. Mais est-il opportun, ou même
réalisable, de payer d'un salaire égal toutes les heures de
travail? Question non résolue.
Le
troisième principe de répartition est celui qui se règle
suivant les besoins de l'individu. La formule: à chacun selon ses
besoins, est un vieux slogan des communistes les plus naïfs. Ceux qui la
prônent évoquent ordinairement la communauté de biens de
la communauté chrétienne primitive. D'autres sont d'avis que la
formule est applicable, puisque dans le cadre de la famille ce principe de
répartition a déjà fait ses preuves. Sans doute il
serait possible de le généraliser, si l'on pouvait
généraliser la tendresse des mères, qui mourraient de
faim plutôt que de laisser leurs enfants mourir de faim. Les partisans
de la formule; à chacun selon ses besoins, oublient cela et bien
d'autres choses. Ils oublient qu'aussi longtemps qu'une économie
demeurera nécessaire, une partie seulement de nos besoins pourra
être satisfaite. Le principe de répartition: à chacun
selon ses besoins demeurera vide de sens tant qu'on n'aura pas
déterminé dans quelle mesure chaque individu peut satisfaire
ses besoins. La formule est illusoire puisque chacun se voit forcé de
renoncer à satisfaire entièrement tous ses besoins(2).
Sans doute, dans un cadre très restreint, elle se laisserait
appliquer. On pourrait attribuer aux personnes malades ou infirmes des
remèdes, des soins, un régime un peu meilleur correspondant
à leurs besoins particuliers, sans que ces exceptions devinssent la
règle générale.
Il est absolument
impossible de faire de la « dignité » de
l'individu un principe général de répartition. Qui
déciderait de la dignité? Les hommes au pouvoir ont eu souvent
de biens singulières opinions sur la valeur ou la non-valeur de leurs
contemporains. Et la voix du peuple n'est pas non plus la voix de Dieu. Qui
des contemporains sera choisi aujourd'hui par le peuple comme le meilleur?
Qui sait, peut-être une star de cinéma, ou chez d'autres peuples
un champion de boxe. À notre époque le peuple anglais
désignerait Shakespeare comme le plus grand des Anglais. Ses
contemporains l'eussent-ils fait? Et quelle valeur les Anglais
reconnaîtraient-ils à un second Shakespeare qui vivrait
aujourd'hui parmi eux? Et ceux à qui la nature n'a départi ni
génie ni talent en doivent-ils être punis? Tenir compte de la
dignité de l'individu pour la répartition des biens de
jouissance, ce serait ouvrir toute grande la voie de l'arbitraire et abandonner
sans défense l'individu aux brimades de la majorité. On
créerait ainsi une situation qui rendrait la vie insupportable.
Du reste, si l'on veut
considérer du point de vue de l'économie politique les
problèmes de la communauté socialiste, il est assez
indifférent de savoir lequel de ces quatre principes, ou quelle
combinaison de ces principes est adoptée pour la répartition.
Cela ne change rien au fait. D'une manière ou de l'autre l'individu
reçoit toujours de la communauté une attribution de part, un
paquet de bons qu'il doit échanger dans un certain délai contre
une certaine quantité de différents biens. C'est ainsi qu'il
peut prendre plusieurs repas par jour, avoir un gîte assuré,
s'offrir de temps à autre quelques distractions ou quelques vêtements.
Il satisfera ainsi ses besoins d'une manière plus ou moins ample,
proportionnée au rendement plus ou moins productif du travail commun
de la société.
4. La
Réalisation de la répartition
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Il n'est pas indispensable que chacun consomme lui-même toute la part
qui lui est attribuée. Il peut en laisser se détériorer
une partie qu'il n'a pas consommée, ou en faire cadeau, ou si le bien
en question s'y prête, le mettre en réserve pour plus tard. Il
peut encore en échanger une partie. Le buveur de bière
renoncera volontiers aux boissons non alcoolisées qui lui reviennent,
si en échange il touche plus de bière. L'abstinent renoncera
volontiers à sa part de boissons alcooliques, s'il peut en
échange obtenir d'autres biens de jouissance. Le dilettante renoncera
volontiers aux séances de cinéma pour pouvoir entendre plus
souvent de bonne musique. Pour l'homme de goûts vulgaires ce sera le
contraire. Tous seront prêts à faire des échanges qui ne
pourront jamais avoir pour objet que des biens de jouissance. Les biens
productifs sont res extra commercium.
Les opérations
d'échange peuvent aussi se dérouler d'une manière
indirecte dans le cadre restreint que leur assigne l'ordre social socialiste.
Il n'est pas nécessaire qu'elles se fassent toujours sous la forme
d'échanges directs. Les mêmes raisons qui ont
déterminé ailleurs la formation de l'échange indirect le
feront apparaître aussi dans la société socialiste comme
avantageux pour les échangeurs. Il s'ensuit que la
société socialiste offre elle aussi un champ à l'emploi
du moyen d'échange employé généralement, à
savoir l'argent. Son rôle sera en principe le même dans
l'économie socialiste que dans l'économie libre. Dans l'une
comme dans l'autre, il joue le rôle de l'intermédiaire
d'échange le plus généralement employé. Mais dans
l'ordre social reposant sur la propriété collective des moyens
de production, son rôle est autre que dans la société
à propriété privée. Dans la société
socialiste, le rôle de l'argent est comme le rôle de
l'échange, moins important, n'y ayant d'échange que pour les
biens de consommation. Aucun bien de production n'étant
échangé, il est impossible qu'un cours s'établisse pour
les biens de production. Le rôle que joue l'argent dans
l'économie commerciale et dans la comptabilité de la production
disparaît dans la collectivité socialiste où le calcul
des échanges est rendu impossible.
Les relations
d'échanges qui s'établissent entre les citoyens doivent forcément
retenir l'attention des directeurs de la production et de la
répartition. Ils doivent en tenir compte lors de l'attribution des
parts, s'ils veulent que tel ou tel bien puisse être
échangé contre tel ou tel autre. Si dans les relations
d'échange la proportion: 1 cigare égale 5 cigarettes s'est
établie, la direction de la production ne pourrait pas décider
purement et simplement: un cigare égale trois cigarettes, pour
attribuer ensuite, d'après cette proportion, à l'un seulement
des cigares, à l'autre seulement des cigarettes. Si le bon de tabac ne
peut être touché d'une manière uniforme par chaque
individu, pour une part en cigares et pour une autre part en cigarettes; si,
soit parce qu'ils le désirent, soit qu'il ne puisse en être
autrement à l'endroit où les bons sont échangés
contre le tabac, les uns ne reçoivent que des cigares et les autres
que des cigarettes, il faudrait alors que les rapports d'échange du
marché intervinssent. Autrement tous ceux qui recevraient des
cigarettes seraient désavantagés par rapport à ceux qui
toucheraient des cigares. Car celui qui a reçu un cigare peut
l'échanger pour cinq cigarettes, tandis qu'un cigare ne lui serait
compté que pour trois cigarettes.
Des changements dans
les rapports des échanges entre les citoyens conduiront
forcément la direction de l'économie à des changements
correspondants dans les estimations touchant la valeur de remplacement des
biens de jouissance. Tout changement de cet ordre indique que le rapport
entre les différents besoins des individus et leur satisfaction a
varié, et que certains biens sont maintenant demandés plus que
d'autres. La direction de l'économie se verra probablement
amenée à en tenir compte aussi dans la production. Elle s'efforcera
d'accroître la fabrication des articles les plus demandés et de
diminuer celle des autres. Mais il y a une chose qu'elle ne pourra pas faire:
elle ne pourra laisser chaque citoyen décider à sa guise s'il
doit échanger son bon de tabac contre des cigares ou des cigarettes.
Si elle donnait ce droit à chaque citoyen, il pourrait alors arriver
que l'on demandât plus de cigares ou de cigarettes qu'il n'en est
produit, ou que dans les bureaux de livraison des cigarettes ou des cigares
restassent en souffrance, parce que personne n'en demanderait.
Si l'on se place au
point de vue de la théorie de la valeur-travail, il y a pour ce
problème une solution simple. Pour chaque heure de travail
effectué le citoyen reçoit un jeton qui lui donne droit
à un produit représentant une heure de travail
(déduction faite d'une contribution aux charges de la
collectivité, telles que entretien de ceux qui sont incapables de
travailler, dépenses culturelles, etc.). Chacun peut aller chercher
dans le magasin à provisions, pour les employer à sa propre consommation,
les biens d'usage ou de consommation, à condition qu'il puisse offrir
une compensation pour le temps de travail qui a été
employé à leur production.
Mais un tel
règlement de la répartition serait cependant impraticable,
parce que le travail ne représente pas une grandeur toujours constante
et identique. Entre divers travaux effectués, il y a une
différence qualitative, faisant varier l'offre et la demande pour les
produits de ces travaux, et influant sur l'estimation de la valeur du travail
elle-même. On ne peut pas augmenter l'offre de tableaux sans que la
qualité de la production en souffre. On ne peut accorder à un
ouvrier qui a effectué une heure de travail de manoeuvre, le droit de
consommer le produit d'une heure de travail qualifié. Dans la
communauté socialiste, il est absolument impossible d'établir
une liaison entre l'importance d'un travail effectué pour la
société et sa participation au rendement de la production
sociale. La rémunération ne peut y être qu'arbitraire;
elle ne peut, comme dans l'économie commerciale libre reposant sur la
propriété privée des moyens de production, être
fondée sur le calcul économique du rendement, car nous avons vu
que le calcul n'était pas possible dans la communauté
socialiste. Les faits économiques imposent des limites très
nettes au pouvoir de la société qui ne peut fixer à sa
guise la rémunération des ouvriers: En aucun cas le total du
salaire ne pourra dépasser à la longue le revenu social.
À l'intérieur de ces limites, la direction de l'économie
peut agir librement. Elle peut décider que tous les travaux seront
considérés comme ayant la même valeur et qu'ainsi pour
chaque heure de travail, sans distinction de qualité, il sera
accordé la même rémunération. Elle peut aussi
décider le contraire. Mais dans les deux cas, il lui faudrait se
réserver le droit exclusif de disposer de la répartition des
produits du travail. La direction de l'économie ne pourrait jamais
décider que celui qui a effectué une heure de travail ait par
là même le droit de consommer le produit d'une heure de travail
– même en faisant abstraction de la différence dans la
qualité du travail et de ses produits, même en admettant en
outre qu'il fût possible d'établir la quantité de travail
incluse dans chaque produit. Car pour les différents biens
économiques on doit considérer aussi, outre le travail, les
dépenses matérielles qu'ils ont coûtées. Un
produit pour lequel on a employé plus de matière
première ne peut pas être mis sur un pied
d'égalité avec un produit pour lequel il a fallu moins de
matière première.
5. Les
Frais de la répartition
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Dans la critique socialiste de l'organisation capitaliste, une grande place
est tenue par les plaintes sur les frais considérables
nécessités par ce qu'on pourrait appeler l'appareil de
répartition social, expression conforme à la pensée,
sinon aux mots eux-mêmes employés par les socialistes. Quels
sont ces frais? D'abord ceux de toutes les organisations étatiques et
politiques, y compris les dépenses militaires du temps de paix et du
temps de guerre. Puis les frais que la libre concurrence impose à la
société. Tout ce que dévore la réclame et
l'activité des personnes engagées dans la lutte de la
concurrence, agents d'affaires, voyageurs de commerce, tous les frais qui
résultent du fait qu'à cause de la concurrence les entreprises
conservent leur indépendance, au lieu de se réunir en de grands
consortiums d'exploitation ou de spécialiser et par là de
rendre moins coûteuse la production par la formation de cartels, tous
ces frais dans la société capitaliste sont inscrits parmi les
charges du service de répartition. On se figure que la
société socialiste mettrait fin à ces
prodigalités et pourrait ainsi réaliser d'énormes
économies.
Les socialistes
croient que la communauté socialiste pourra faire l'économie de
toutes les dépenses, que l'on peut exactement qualifier de
dépenses étatiques. Cette créance est propre aux
socialistes marxistes et à un grand nombre d'anarchistes
persuadés que la contrainte d'État est superflue dans une
société qui ne repose pas sur la propriété
privée des moyens de production. Les tenants de cette doctrine pensent
que dans la communauté socialiste « l'observation des
simples règles fondamentales de la vie en commun deviendra
bientôt, par suite de l'habitude, une
nécessité ». Ils pensent incroyablement motiver
cette assertion en montrant que: « il serait incroyablement
difficile de tourner le contrôle exercé par le peuple tout
entier, ces manquements ayant pour suite immédiate une peine
sévère, car les ouvriers armés ne sont pas des
intellectuels sentimentaux qui se laissent bafouer »(3).
Tout cela, c'est jouer avec les mots. Contrôle, armes, peines, ne
représentent-ils pas « un pouvoir de répression
particulier » et donc, d'après les propres paroles d'Engels
un « État »(4)? Que la
contrainte soit exercée par des ouvriers armés (du reste tant
qu'ils sont sous les armes, ils ne peuvent pas travailler) ou par des fils
d'ouvriers habillés en gendarmes, cela ne changera rien aux frais de
cette répression.
Mais l'État
n'est pas un appareil de contrainte seulement pour ses nationaux. Il emploie
aussi la contrainte dans les relations extérieures. Évidemment
un État qui embrasserait l'univers entier n'aurait pas besoin
d'exercer une contrainte au dehors, pour la bonne raison que pour cette
État il n'y aurait plus ni étranger, pays ou habitants, ni
État étranger. Le libéralisme, avec son antipathie
foncière pour la guerre, envisage une organisation, du genre
étatique, pour le monde entier. Mais si elle était
réalisée, elle ne saurait exister sans pouvoir de contrainte.
Si les armées des différents États sont toutes
supprimées, on ne pourra se passer d'une gendarmerie mondiale pour
assurer la paix du monde. Que le socialisme réunisse toutes les
communautés en un organe homogène et unitaire ou qu'il les
laisse subsister les unes à côtés des autres, il ne pourra
en aucun cas se passer d'un appareil de contrainte.
Et cet appareil de
contrainte entraînera-t-il des frais plus ou moins importants que ceux
de l'appareil étatique de la société capitaliste? Nous
ne pouvons pas le savoir. Il suffit ici de constater que ces frais
réduiront d'autant le dividende social.
Dans la
société capitaliste, il n'y a pas de répartition au sens
propre du mot et donc pas de frais de répartition. On ne peut pas
appeler frais de répartition les frais du commerce et autres
mouvements de biens, parce que d'abord ce ne sont pas les frais d'une
répartition avec son organisation spéciale, et ensuite parce
que les effets de l'activité consacrée au commerce
dépassent de beaucoup la simple répartition des biens. L'effet
de la concurrence ne s'arrête pas à la répartition, qui
ne représente qu'une minime partie du travail effectué par la
concurrence. La concurrence sert aussi à la direction de la
production, à une direction de la production qui garantit une
très haute productivité du travail social. Il ne suffit donc
pas d'opposer aux dépenses de la concurrence seulement les frais qui
incombent à la communauté socialiste pour l'appareil de
répartition et pour la direction de l'économie. Si la
méthode de production socialiste devait – ce que nous
étudierons plus loin – diminuer la productivité, il
serait alors sans importance qu'elle économisât le travail des
voyageurs de commerce, des courtiers, des agents de publicité, etc.
1.
Cf. Cannan, A
History of the Theories of Production and Distribution in English Political
Economy from 1776 to 1848, 3e édit., Londres,
1917, pp. 183. Cf. plus loin, p. 301.
2. Cf. la critique de cette formule de
répartition dans Pecqueur, Théorie nouvelle d'économie sociale
et politique, Paris, 1942, pp. 613. Pecqueur se montre bien
supérieur à Marx, qui se figure, très
légèrement que « dans une phase supérieure de
la société communiste... l'horizon juridique borné et
étroit pourrait largement être dépassé et que la
société pourrait inscrire sur son drapeau chacun selon ses
capacités, à chacun selon ses besoins! » Cf.
Marx, Zur
Kritik des sozialdemokratischen Programms,
p. 17.
3. Cf. Lénine, Staat
und Revolution, p. 96.
4.
Cf. Engels, Herrn
Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 302.
24hGold
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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