Vous ne le savez peut-être pas,
compte tenu du bruit ambiant du moment, mais il reste encore, au-delà des
tourmentes des actualités et de la propagande, quelque chose que l’on appelle
nation. Il s’agit de bien plus que d’un concept politique. Jusqu’il n’y
a pas si longtemps, une nation représentait aussi une culture, un ensemble de
valeurs, de pratiques et de coutumes consenties qui, ensemble, formaient une
identité : Je suis un Américain. Si vous aviez demandé ce qu’ils
étaient à ceux qui se trouvaient assis dans le Yankee Stadium un après-midi d’été
de 1947, j’imagine qu’ils vous auraient répondu de cette manière plutôt que
de vous dire Je suis un vétéran, Je suis un Blanc protestant anglo-saxon, Je
suis un Noir, Je suis Italien, je suis Juif, Je suis un syndiqué, je suis un
communiste, Je suis homosexuel, Je suis une victime de viol…
Les épreuves de l’Histoire
déchirent notre nation, et notre réponse, sur le plan politique, a été de
trouver refuge dans une matrice de rackets. Une majorité de ces rackets sont
économiques, parce que l’essence même du racket est d’extraire le plus de
bénéfices possibles de son objet, au moindre coût pour le racketteur. En
langage courant, le racket est une manière organisée d’obtenir quelque chose
en échange de rien du tout. La politique d’identité de notre époque est une
autre forme de racket – qui tire des bénéfices d’affirmations de maltraitance,
souvent révolue ou imaginée.
L’une des questions
existentielles du moment est donc de savoir si nous pourrons continuer d’avancer
en tant que nation, même simplement dans un sens géographique. Beaucoup d’observateurs
n’en sont pas si sûrs. Il semblerait que nous ne soyons pas certains
nous-mêmes de ce que nous souhaitons être. C’est pourquoi le slogan de
campagne d’Hillary Clinton, Plus forts ensemble, a sonné très faux en
2016, quand le parti démocrate a diligemment tenté d’ériger des
fortifications identitaires et déclaré une guerre culturelle à la majorité à
l’extérieur des remparts. Êtes-vous surpris que Donald Trump ait gagné les
élections ?
Trump a été élu président grâce
à des promesses qu’il ne pourra, dans les circonstances actuelles, jamais
tenir. Sa promesse principale a été la restauration du niveau de vie des
ouvriers et des employés des décennies passées. Cette promesse se base sur
une mauvaise compréhension de l’Histoire : la notion selon laquelle l’organisation
industrielle de la vie de tous les jours est une caractéristique permanente
de la condition humaine. Dès le début du XIXe siècle, ce n’était déjà plus le
cas. C’est exactement pour cette raison que nous avons tenté de la remplacer
par une économie de rackets. Quand il ne reste plus rien, beaucoup de gens
tentent d’obtenir quelque chose contre rien du tout, parce qu’ils n’ont rien
d’autre à faire.
D’où la financiarisation de l’économie.
Dans les années 1950, la finance représentait environ 5% de l’économie. Sa
mission était alors assez simple : gérer la richesse accumulée de la
nation (son capital) et l’allouer à ceux qui proposaient d’en générer
davantage au travers d’activités productrices, notamment industrielles, ad
infinitum. Il s’est trouvé qu’ad infinitum ne puisse pas
fonctionner dans un monde de ressources finies – mais l’expérience a été si enivrante
que nous avons refusé de le croire, et continuons de le faire aujourd’hui.
Face à l’expiration de l’industrie
(ou son déplacement vers d’autres horizons), nous avons vu gonfler la finance
jusqu’à représenter 40% de l’économie. Cette nouvelle financiarisation a donné
vie à une matrice de rackets. Ce qui fonctionnait autrefois en matière de
gestion de capital s’est trouvé transformé pour devenir une panoplie de
fraudes et d’escroqueries – comme le regroupement de prêts hypothécaires toxiques
sous forme d’obligations géantes, revendues ensuite à des fonds de pension
assoiffés de « rendements » ; ou encore l’orgie des fusions et
acquisitions qui a transformé les hôpitaux en caisses enregistreuses ;
les flux de revenus sur les produits dérivés qui n’étaient autres que des
paris qui ne seraient jamais acquittés ; et le coup de bonneteau qu’est
l’arbitrage des taux d’intérêt par les banques centrales et leurs concubins « négociants »…
Certains points listés ci-dessus
vous paraîtront peut-être incompréhensibles, pour la simple raison que ces
rackets ont été élaborés afin d’être aussi opaques que possible. Ces rackets
se poursuivent sans aucune règlementation ou poursuite, parce que le
gouvernement les approuve tacitement, et parce qu’ils sont tout ce qui reste
encore aux salles du conseil des corporations. Ce qui subsiste encore du
niveau de vie aux Etats-Unis est garanti par de faux espoirs, et le tout se
heurtera bientôt de plein fouet à la loi de Murphy : tout ce qui peut
mal tourner le fera.
Quand les Américains réaliseront
que le président Trump n’a aucune idée de ce qu’il fait, la dépression
nerveuse de novembre dernier ressemblera à un état passager d’agitation
émotionnelle. Ce qui peut mal tourner attend aujourd’hui au tournant les
marchés, les banques, les devises et les obligations de contrepartie, qui
ressemblent à de véritables trous noirs où vient se perdre la notion même de
valeur. Beaucoup de choses pourront mal tourner. Et le feront. Peut-être
décideront-nous ensuite de redevenir une nation digne de ce nom.