Imaginez un instant que
l’Assemblée nationale française siège à
Paris la plupart du temps, sauf une semaine par mois où elle serait
convoquée à Bordeaux. L’administration de
l’Assemblée nationale aurait ses locaux à Poitiers, les
sommets ministériels seraient régulièrement
organisés de façon éparpillée un peu partout en
France, la Cour constitutionnelle et la Cour des comptes se réuniraient
à Rouen, la Banque publique d’investissement serait à
Bastia et la Banque de France aurait son siège à Toulouse.
Incommode et irréel ?
En effet.
Mais cette situation ressemble
à celle, bien réelle, de la transhumance des institutions
européennes. Celles-ci sont non seulement éparpillées
à Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg, Francfort et Londres mais le Parlement
européen est aussi obligé de faire une navette mensuelle entre
la Belgique et la France.
Au cours des deux dernières
années, une campagne visant à arrêter le cirque ambulant
du Parlement européen a gagné en influence. Le Comité
des affaires constitutionnelles débat actuellement d’un rapport sur
la situation des principales institutions de l'Europe. Son objectif est de
rationaliser le fonctionnement du Parlement en le situant dans une seule
ville, très probablement le siège de la Commission
européenne, c’est-à-dire Bruxelles.
Des décennies de cauchemars logistiques
Depuis les débuts de
l'intégration européenne dans les années 1950,
Strasbourg a accueilli les institutions européennes, le Conseil de l'Europe d’abord, et
plus tard le Parlement européen. Toutefois, Bruxelles est rapidement
apparue comme le centre politique actuel de l'Union européenne, de
sorte que le travail du Parlement se faisait de plus en plus à
Bruxelles. Strasbourg est toujours le second siège du Parlement
européen et un traité européen lui garantit le droit
d'accueillir 12 sessions parlementaires par an. Le Parlement siège
donc dans deux villes distinctes. Et le Secrétariat du Parlement
européen ne se trouve ni à Bruxelles, ni à Strasbourg
– ce serait trop simple. C’est à Luxembourg que la
bureaucratie parlementaire travaille.
Que cela signifie-t-il
concrètement ?
Une fois par mois, 766 députés
européens, leurs 2 000 assistants, les centaines de membres du
personnel et tous leurs dossiers font un voyage de 400 km de Bruxelles ou de
Luxembourg à Strasbourg pour une séance parlementaire de
seulement quatre jours. À la fin de la session, tout ce petit monde
s’en retourne à Bruxelles ou à Luxembourg – s’ils
sont chanceux. Pour les députés souhaitant retourner dans leur
circonscription où qu’elle soit en Europe, la situation se
complique puisque l’aéroport de Strasbourg ne propose des vols
directs que pour six capitales européennes.
Un gâchis d’argent public
Ces déplacements inutiles
sont une grande source de pollution et de gabegie de l’argent public. Outre
le coût de fonctionnement du Parlement européen siégeant
dans deux villes différentes, le remboursement des frais de
transhumance de ce microcosme et de ces frais de logement (à ne pas
négliger sachant que le prix d’une chambre d’hôtel
à Strasbourg peut augmenter de 150% lorsque le Parlement y
siège), il faut aussi financer la maintenance, le chauffage et
l’éclairage des locaux strasbourgeois même si ceux-ci
restent vides 317 jours par an.
Au moment où les contribuables
se serrent la ceinture, ce genre de largesses est difficile à
défendre.
Un statu quo inamovible
Une pétition en ligne pour
changer cette situation a jusqu'à présent recueilli plus
d’un million de signatures. Les députés européens
sont eux aussi mécontents du statu quo actuel : 77% d'entre eux
ont exprimé leur souhait de regrouper toutes les fonctions du
Parlement dans une seule ville.
Cependant, il faut plus que la
pression du public et le soutien parlementaire pour faire changer cette
situation absurde. Le rôle de Strasbourg dans le processus
décisionnel européen est garanti par les traités
instituant l'Union européenne. Pour modifier ces traités, il
faut l'unanimité des pays concernés. Sans surprise, la France
et le Luxembourg ont jusqu'ici bloqué toute tentative de
réforme. Pire, le conseil municipal de Strasbourg a récemment
annoncé le financement d’une campagne de relations publiques afin
de plaider sa cause.
Le choix de Strasbourg faisait
sens autrefois. Située à proximité de la
frontière entre l’Allemagne et la France, la ville symbolisait la
réconciliation d'après-guerre. Cette justification initiale
semble désormais un peu étrange, d'autant plus que l'Union
européenne s'est élargie bien au-delà des six premiers
pays de la Communauté économique européenne.
Aujourd'hui, l'UE compte 28 États
membres. Pour les Finlandais, les Polonais ou les Portugais, il est difficile
de comprendre pourquoi leurs impôts devraient financer un ancien
symbole de l'amitié franco-allemande. Compte tenu du nombre de ses
membres, chaque pays européen ayant été en guerre contre
ses voisins dans le passé ne peut raisonnablement s'attendre à
être le siège des institutions européennes.
Une bizarrerie révélatrice du fonctionnement de
l’Union
Cette double localisation du
Parlement européen n’est pas seulement un détail. Elle
est aussi révélatrice du fonctionnement actuel de l’Union
européenne.
Il est évidemment absurde
de maintenir le statu quo. Dans le même temps, les chances de sortir du
statu quo sont proches de zéro, parce que l'efficacité vient
après le prestige national.
Si l'Union ne peut même pas
s'entendre sur quelque chose d'aussi simple, que répondre à
ceux s’interrogeant sur les chances qu'elle puisse trouver des
solutions à d'autres problèmes plus complexes ? Que
peuvent attendre les électeurs d'une organisation politique dans
laquelle même une majorité absolue de ses membres ne peut
arrêter un gaspillage aussi massif de l'argent des contribuables ?
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