|
En ordonnant le bombardement de
cibles irakiennes il y a quelques jours, le président américain
Georges W. Bush a inauguré sa politique étrangère par un
geste qui augure bien mal pour l'image des États-Unis à
l'étranger et pour la paix dans le monde.
Depuis la Guerre du Golfe il y a une
décennie, l'Irak est l'objet d'un embargo commercial et de sanctions
militaires et diplomatiques qui n'ont rien fait d'autre qu'envenimer la
situation. Le dictateur Saddam Hussein est toujours au pouvoir. Chaque
nouvelle attaque renforce son image de héros auprès d'une
partie de l'opinion publique arabe et justifie ses manoeuvres
pour réarmer et défendre son pays. Comme à Cuba,
l'embargo ne touche aucunement les proches du régime, qui
contrôlent le marché noir, mais frappe au contraire de plein
fouet la population ordinaire qui manque de nourriture et de
médicaments. À part le financement des mouvements d'opposition
irakienne en exil, les Américains n'ont aucun plan concret pour
régler cette situation et mettre fin au conflit.
En fait, il faudrait se demander: devraient-ils en avoir un? En quoi la
sécurité des États-Unis dépend-elle des
agissements d'un dictateur mégalomane à l'autre bout du monde?
Pourquoi donc l'armée américaine ne se retire-t-elle pas
simplement de la région? Le prestige et les intérêts
américains justifient-ils la souffrance et le génocide à
petit feu (l'embargo serait en partie responsable de centaines de milliers de
morts) de tout un peuple?
Interventionnisme militaire
Depuis la guerre contre l'Espagne en
1898, lorsque les États-Unis ont acquis un empire multinational
(Philippines, Cuba, Porto Rico, Guam), les
interventions militaires américaines à l'étranger n'ont
pas cessé. Le président Woodrow
Wilson, dans les années 1910, a justifié cet interventionnisme
en popularisant l'idéal d'une Amérique qui propagerait la
démocratie et irait au secours des droits de l'homme là
où ils seraient en danger. Plus souvent qu'autrement toutefois, c'est
la protection d'intérêts économiques ou
stratégiques amériques qui explique
l'envoi de porte-avions et de troupes.
On se souvient bien sûr des deux Guerres mondiales, de la Corée
et du Vietnam. Plus récemment, il y a eu la Grenade, le Panama, le
Liban, l'Irak, la Somalie, Haïti, la Libye, le Soudan, la Bosnie, la
Serbie. Ce ne sont en fait que les interventions les plus
médiatisées. Tout au long du dernier siècle,
l'armée et les services secrets américains ont
été envoyés dans des dizaines de pays pour se
mêler de conflits plus ou moins obscurs, soutenir certains
régimes et aider au renversements d'autres, et même assassiner
des dirigeants devenus trop encombrants.
Dans quelques-unes de ces guerres, les Américains défendaient présumément la liberté des démocraties
occidentales devant la menace des totalitarismes. Dans la plupart des autres,
ils n'avaient aucune raison de se mêler de conflits qui ne les
regardaient pas directement et qui ne menaçaient d'aucune façon
la sécurité de l'Amérique du Nord. Des milliers de
jeunes hommes ont été tués inutilement – 55 000 au
Vietnam seulement – sans compter bien sûr les victimes militaires
et civiles, ou « dommages collatéraux »,
au sein des populations envahies. Aujourd'hui, les États-Unis
maintiennent malgré tout des soldats et des installations militaires
dans presque tous les recoins de la planète.
La récente guerre du Kosovo a constitué l'apothéose de
cette vision dite « humanitaire ». Cette guerre
n'était absolument pas nécessaire et aurait pu virer au
désastre si la Russie avait pris une part active aux
côtés des Serbes. Deux ans plus tard, ce sont les «
victimes » d'hier, les Kosovars musulmans, qui
persécutent les méchants « oppresseurs »
serbes et qui procèdent au nettoyage ethnique de leur région,
sans que cela fasse les manchettes. Comme la plupart des autres conflits
régionaux où les États-Unis et leurs alliés sont
intervenus, cette guerre n'a rien réglé. Elle a cependant servi
à conférer une petite gloriole supplémentaire aux
Clinton, Blair, Chrétien et cie.
Vision simpliste
Certains lecteurs seront sans doute
surpris de lire ce genre de dénonciation de l'impérialisme
américain dans les pages du QL. Ne sommes-nous pas
pro-capitalistes et anti-communistes, et donc nécessairement «
pro-Américains »? Cette vision
simpliste héritée de la Guerre froide sert en fait surtout les
intérêts des belliqueux de gauche comme de droite et ne cadre
pas dans la perspective libertarienne.
Depuis la publication du pamphlet de Lénine en 1916, L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme, l'intelligentsia gauchiste et les
bien-pensants considèrent que l'impérialisme est une extension
du libre marché et que les aventures militaires des États-Unis
à l'étranger ont essentiellement pour but la protection des
intérêts économiques des capitalistes américains.
Il y a deux petites choses qui clochent dans ce point de vue. D'abord,
l'empire russo-soviétique, qui devait en théorie être une
union volontaire de peuples, a été infiniment plus
interventionniste et répressif que celui des États-Unis. Et
d'autres régimes totalitaires qui n'avaient rien à voir avec le
libre marché, tels que les régimes nazi et fascistes, ont suivi
ce même modèle. Ensuite, ce ne sont pas les hommes d'affaires et
les multinationales qui envoient des marines un peu partout, c'est l'État
américain.
De fait, la réalité est tout le contraire de ce que
prétend la propagande léniniste: l'impérialisme n'est
pas l'expression ultime du capitalisme, mais bien celle de l'étatisme.
Le capitalisme, la libre entreprise, le marché, la liberté
individuelle, sont au contraire des notions foncièrement
antithétiques au militarisme. La guerre détruit la
propriété et empêche le commerce, et les capitalistes
– sauf les parasites qui ont des privilèges et avantages accordés
par l'État – n'ont aucun intérêt à la souhaiter.
Ce n'est d'ailleurs pas une
coïncidence si on parle d'interventionnisme militaire à
l'étranger, comme on parle d'interventionnisme
économique et social. Les deux dérivent de la même soif
de pouvoir et de la même volonté des politiciens et bureaucrates
de régenter la vie des citoyens, chez eux et ailleurs. Les libertariens anglophones ont un beau mot pour
décrire cet État qui intervient partout: le Welfare-Warfare State.
Les libertariens s'opposent donc à
l'interventionnisme militaire non pas parce qu'ils considèrent les
États-Unis comme le grand Satan capitaliste, comme c'est le cas pour
les gauchistes, mais parce que ces interventions ne font rien pour maintenir
ou apporter la paix à long terme, servent surtout les
intérêts de puissants groupes qui dépendent de
l'État, tout en ayant pour conséquence de renforcer le pouvoir
étatique. En dénonçant l'impérialisme
américain, c'est l'étatisme qu'ils attaquent.
Le poids de la guerre
Comme l'a écrit le critique
américain Randolph Bourne pendant la
Première Guerre mondiale, « War
is the health of the State
», l'État se nourrit de la guerre. Les
appareils étatiques au Canada et aux États-Unis n'ont en effet
jamais tant grossi que pendant les deux Guerres mondiales. La guerre
étant une réalité de toutes les époques, il est
possible d'observer le même phénomène en remontant encore
plus loin.
Ainsi, on pense souvent que les gouvernements ont commencé à
grossir dans les années 1960 en Amérique du Nord. En fait, aux
États-Unis, c'est la Guerre civile de 1860-64 qui a amorcé la
destruction de la république quasi libertarienne
issue de la Révolution. Selon Murray Rothbard,
[...] the
Civil War was really the great turning point, one of the great turning points
in the increase of State power, because with the Civil War you now have the
total introduction of things like railroad land grants, subsidies of big
business, permanent high tariffs, which the Jacksonians
had been able to whittle away before the Civil War, and a total revolution in
the monetary system so that the old pure gold standard was replaced first by
greenback paper, and then by the National Banking Act – a controlled
banking system. And for the first time we had the imposition in the United States
of an income tax and federal conscription. The income tax was reluctantly
eliminated after the Civil War as was conscription: all the other things
– such as high excise taxes – continued on as a permanent
accretion of State power over the American public. (Interview dans Reason
Magazine, février 1973)
Plus près de nous, la Guerre froide a quant à elle
justifié la centralisation des pouvoirs, le développement d'un
appareil – étatique – de destruction de masse,
d'espionnage et de répression sans précédent, et le
soutien à tout un réseau de dictateurs pro-occidentaux dans les
pays du tiers-monde. Cela a-t-il vraiment permis de vaincre finalement le
communisme, ou plutôt de durcir le régime bolchévique et
d'en prolonger l'existence pendant quelques décennies, comme on le
fait en ce moment avec les régimes de Castro et de Saddam Hussein? Une
Amérique vraiment libérale, s'occupant de ses affaires et
poursuivant une stratégie militaire purement défensive (comme
la Suisse à une autre échelle), n'aurait-elle pas mieux
réussi à contribuer au maintien de la paix et à
l'avancement de la liberté?
Ce modèle libertarien n'est pas une utopie,
il est au contraire fortement enraciné dans la tradition politique
américaine. C'est celui proclamé par Jefferson il y a deux
siècles: une république pacifique, libre-échangiste, qui
commerce avec tous mais ne se mêle pas de conflits étrangers et
évite de s'empêtrer dans des alliances risquées. Si les
États-Unis étaient restés fidèles à ce
modèle tout au long du 20e siècle, celui-ci aurait
peut-être été moins barbare et meurtrier.
Manque de contrôle
On aurait pu croire que la nouvelle administration Bush
allait, plus que celles qui l'ont précédée, s'inspirer
de ce modèle pour conduire sa politique étrangère.
Pendant la campagne électorale, le candidat républicain avait
fait état de son scepticisme devant la tendance à intervenir
dans tous les conflits de la planète. Le nouveau secrétaire d'État
Colin Powell n'a lui non plus jamais caché qu'il s'opposait aux
interventions militaires lorsque les intérêts vitaux des
États-Unis n'étaient pas en jeu, et qu'il considérait
inutiles les sanctions commerciales.
Quant à la conseillère à la sécurité
nationale Candoleezza Rice,
elle déclarait il y a quelques semaines à la revue Politique
internationale:
Je
voudrais que les États-Unis décident, de façon
cohérente et rationnelle, de l'usage qu'ils feront de leur puissance
militaire. Si nous n'y prenons pas garde, la Maison Blanche pourrait se
transformer en poste de police-secours de toute la planète! [...]
Autant je suis favorable à l'intervention militaire des
États-Unis en cas de danger avéré ou potentiel pour nos
alliés, autant je suis contre tout engagement décidé
à la légère sous prétexte de remplir une mission
humanitaire. [...] Il faut montrer que l'interventionnisme américain
n'est pas sans limites.
Nous en sommes rendus au point où il est nécessaire de
préciser que l'interventionnisme militaire a une limite!
Il reste à espérer que le bombardement en Irak n'est rien de
plus qu'un réflexe mal contrôlé et que c'est cette
attitude plus prudente qui guidera à plus long terme la politique
étrangère de la nouvelle administration.
Martin Masse
Le Quebecois Libre
Martin Masse est
né à Joliette en 1965. Il est diplômé de
l'Université McGill en science politique et en études
est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine libertarien
Le Québécois Libre
en février 1998. Il a été directeur des publications
à l’Institut économique de Montréal de 2000
à 2007. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan Norberg, Plaidoyer
pour la mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
Les vues présentées par l’auteur sont les siennes
et peuvent évoluer sans qu’il soit nécessaire de faire
une mise à jour. Les
articles présentés ne constituent en rien une invitation
à réaliser un quelconque investissement. L’auteur, 24hGold ainsi que
toutes parties qui leur seraient directement ou indirectement liées
peuvent, ou non, et à tout instant, investir ou vendre dans tous les
actifs présentés dans ces colonnes. Tous droits
réservés.
|
|