Dernière tendance gastronomique : la cuisine de disette

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Published : December 02nd, 2014
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Category : Today's Editorial

 

 

 

 

Quand les gourmets de classes moyennes sont prêts à dépenser des fortunes pour manger comme les paysans d'autrefois.

Dans un article consacré aux derniers ouvrages culinaires de chefs multi-étoilés tels que René Redzepi du Noma (Copenhague) et Daniel Patterson du Coi (San Francisco), la journaliste scientifique Emma Marris estime que ce petit cercle de jet-setters de l'alimentation locale – locale, durable, biologique et éthique – est en train d'inventer une cuisine « de plus en plus sauvage, étrange et technologiquement pointue ».

Comme elle le souligne, René Redzepiet Daniel Patterson ont non seulement bâti leur carrière sur des spécialités telles que l'argousier, le lichen et les fourmis vivantes, prélevées directement « dans la forêt ou parmi le goémon »; ils ont également amplifié la gamme de leurs « essences sauvages » à grand renfort de pacojets (mixeurs pour surgelés) et de thermomix (permettant de chauffer et de réduire simultanément en purée les aliments) sans oublier les lyophilisateurs alimentaires professionnels et autres merveilles de technologie moderne.

Mais réaliser ces recettes requiert, outre l'équipement, un certain sens de l'organisation. Exemple : pour préparer la « poudre de lichen » du chef Patterson, il vous faudra « vous aventurer dans les bois, débusquer le meilleur lichen, gratter les arbres». Puis il ne vous restera plus qu'à « nettoyer, rincer plusieurs fois, faire bouillir pendant une à trois heures, déshydrater pendant toute une nuit et enfin, moudre. »

Emma Marris qualifie la plupart des recettes de René Redzepi de tout aussi « exotiques, océaniques, avec des parfums de sous-bois et absolument impossibles à reproduire chez soi ». Un plat aussi simple que le « fromage frais soyeux et ses feuilles de hêtre croustillantes » nécessite en réalité de laisser mariner lesdites feuilles de hêtre dans un vinaigre de pomme balsamique, sous vide, durant un mois au minimum.

Les chefs Redzepi et Patterson sont vénérés par les auteurs et militants (en général hautement diplômés et fort aisés) de la cause de l'alimentation tout-bio, garantie sans émissions de CO2 ni produits transformés, partisans de communautés humaines auto-suffisantes capables de briser la «chaîne agro-alimentaire industrielle » dont les consommateurs sont prisonniers.

Pourtant, il est permis de se demander ce que nos ancêtres auraient pensé de cette mode culinaire. Certes, comme la plupart d'entre nous, ils seraient bien incapables de payer les prix pratiqués par Redzepi, Patterson et leurs émules (prix qualifiés de stratosphériques par Emma Marris). Les ingrédients sauvages ont beau être gratuits, les coûts induits par la cueillette et la préparation sont, eux, élevés. Ce qui surprendrait le plus nos ancêtres, toutefois, serait de constater que des produits dans lesquels ils ne voyaient que de simples « aliments de disette » se vendent désormais à un prix largement supérieur à celui de denrées abondantes, pratiques et savoureuses – mais certes dépourvues de ces « effluves sauvages ».

Hélas pour eux, l'absence de transports efficaces (chemins de fer, navires porte-conteneurs...) privait la plupart de nos ancêtres de toute alternative : il fallait qu'ils survivent grâce à un régime alimentaire local, en mettant tous leurs œufs dans le même panier géographique. Une telle situation est éminemment risquée. Déjà, dans ses Géorgiques, le poète romain Virgile décrivait ce qui pouvait arriver lors d'une mauvaise année : les mauvaises herbes envahissaient les terres, les campagnols et les souris souillaient l'aire de battage, les grues et les oies attaquaient les cultures, les chèvres mangeaient les jeunes pieds de vignes, et taupes, crapauds et fourmis dévoraient ou sapaient le travail de l'agriculteur. (Virgile aurait également pu évoquer les champignons, les insectes nuisibles, etc.) Bien sûr, ce qui avait survécu à ces fléaux pouvait encore être endommagé ou détruit par la sécheresse estivale et les orages hivernaux – neige, grêle ou pluies torrentielles. Même dans les bonnes années, comme le notait Virgile, un champ pouvait être accidentellement détruit par un incendie.

Partout, indépendamment du système agricole, le localisme alimentaire fut non seulement synonyme de famine et de malnutrition pour la plupart des gens, mais il les obligeait en outre à avoir une bonne connaissance des plantes locales non domestiquées susceptibles de constituer une ressource alimentaire de substitution ou d'urgence. Dans les mots de l'historien de l'économie Peter Garnsey : « De tout temps, les paysans ont su savamment rechercher et prélever les aliments qu'offrent les terres sauvages [y compris les champs en jachère], les bois, les marais et les rivières.» En effet, pour le paysan européen moyen, et à l'exception des plantes toxiques ou trèsamères, « tout ce qui poussait dans la nature passait à la marmite, y compris le feuillage des primevères et des fraises » (2).Selon une récente étude, malgré l'absence de statistiques officielles et la « sous-estimation systématique » de leur rôle, nombre d' « aliments sauvages » sont encore « activement exploités » par près d'un milliard de personnes dont le revenu annuel ne suffirait sans doute pas à payer un seul dîner au NOMA ou au Coi.

La haute gastronomie « visionnaire » d'un Redzepi ou d'un Patterson illustre bien le défaut ou plutôt la série de défauts qui distinguent en général l'aliment sauvage de la variété agricole : rendement ou valeur nutritive inférieure, goût moins intéressant, difficultés rencontrées pour la récolte, le stockage, le traitement et la conservation de l'aliment. Parmi ces « aliments de disette », se trouvaient traditionnellement diverses herbes, des feuilles, des écorces ainsi que des résidus argileux ou terreux. En l'absence de « pacojets » et de « thermomix, » il fallait généralement les consommer sous forme de tourtes, de bouillies, de soupes ou de cendres. Pour prendre quelques exemples, les aliments traditionnels en cas de famine comprenaient, en Irlande, les champignons-parasites, les algues, les orties, les grenouilles et les rats ; à Hawaii, les mauvaises herbes, les fougères et les racines ; et en Suède, l'intérieur de l'écorce des bouleaux, ainsi que la paille (3).

C'est tout naturellement, dès qu'ils le purent, que nos ancêtres souhaitèrent compléter leurs régimes alimentaires locaux grâce à des produits d'importation venus d'ailleurs, parfois de loin. Avec le temps, les produits non périssables tels que blé, vin, huile d'olive, morue, sucre, café, cacao, thé, épices, viande congelée et légumes en conserve, produits dans les zones agricoles les plus appropriées (et non plus au voisinage immédiat du consommateur final), devinrent de plus en plus abondants et de moins en moins chers. Plus récemment, les épiceries (spécialisées dans les produits secs et les conserves) ont cédé la place aux étals de produits frais, été comme hiver, de nos super- et hypermarchés.

Revenir à des aliments propres aux famines d'antan ne doit nullement nous conduire à la critique de notre actuel système de production alimentaire. Cela démontre au contraire, et de façon spectaculaire, que ce système est capable de nourrir le consommateur lambda de notre époque mieux que la plupart des rois de l'Histoire.

 

Notes:

(1) Famine and Food Supply in the Graeco-Roman World: Responses to Risk and Crisis, Peter Garnsey, Cambridge University Press, 1988, p.53

(2) Life in a Medieval Village, Frances et Joseph Gies, Harper & Row, 1990, p.96

(3) Première ressource internet sur le sujet, le siteFamine Foods de l'anthropologue Robert Freedman recense près de 1400 espèces de plantes pouvant être consommées en période de pénurie

 

 

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Pierre Desrochers est professeur agrégé au département de géographie de l'Université de Toronto. Ses principaux domaines de recherche sont le développement économique et les politiques alimentaires et énergétiques. Il a publié plus de quarante articles scientifiques dans plusieurs disciplines (géographie, économie, gestion, ingénierie, histoire et sciences politiques) et est le co-auteur de The Locavore's Dilemma: In Praise of the 10,000-mile Diet (PublicAffairs, 2012). Son site web est à http://geog.utm.utoronto.ca/desrochers/
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Mine de rien, plus notre alimentation est variée et riche, ce qui est le cas dans le pays dits civilisés, plus nous sommes sujets aux maladies cardio-vasculaires et à leurs conséquences.
Ce n'est pas la peine d'avoir de tout si on ne sait pas le conserver correctement et si on est pas capable de réguler notre alimentation.
Bah, cet été j'ai fait le plein de cèpes et de trompettes des morts, on pourra en manger toute l'année !
Oui et . . . quand le système va coincer ça va être joyeux .
Y aura t'il assez de lichens dans les escaliers des tours pour nourrir tous leurs habitants ?
La recette de la confiture de Nouilles, par Pierre Dac :

Fabrication de la confiture de nouilles

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

La confiture de nouilles, qui est une des gloires de la confiserie française, remonte à une époque fort lointaine ; d’après les rensei­gnements qui nous ont été communiqués par le conservateur du Musée de la Tonnellerie, c’est le cuisinier de Vercingétorix qui, le premier, eut l’idée de composer ce chef-d’œuvre de gourmandise.

Il faut reconnaître d’ailleurs que la nouille n’existant pas à cette époque, ladite confiture de nouilles était faite du gui ; mais alors, me diront les ignorants : « Ce n’était pas de la confiture de nouilles, c’était de la confiture de gui ! » « Erreur », que je leur répondrai, « c’était de la confiture de nouilles fabriquée avec du gui. »

Avant d’utiliser la nouille pour la confection de la confiture, il faut évidemment la récolter ; avant de la récolter, il faut qu’elle pousse, et pour qu’elle pousse, il va de soi qu’il faut d’abord la semer. Les semailles de la graine de nouille, c’est-à-dire les senouilles, repré­sentent une opération extrêmement délicate.

Tout d’abord, le choix d’un terrain propice à la fécondation de la nouille demande une étude judicieusement approfondie. Le terrain nouillifère type doit être, autant que possible, situé en bord de route départementale et à proximité de la gendarmerie nationale.

Les senouilles sont effectuées à l’aide d’un poêle mobile dans lequel est versée la graine, laquelle est projetée dans la terre par un dispositif spécial dont il ne nous est pas permis de révéler le secret pour des raisons de défense nationale que l’on comprendra aisément. Après cela, on arrose entièrement le champ avec de l’eau de seltz dans la proportion d’un verre à bordeaux par hectare de superficie, on sèche avec du papier buvard, et on n’a plus qu’à s’en remettre au travail de la terre nourricière généreuse et démocratique.

Lorsque les senouilles sont terminées, les nouilliculteurs, qui sont encore entachés de superstition, consultent les présages ; ils prennent une petite taupe et la font courir dans l’herbe. Si elle fait : « ouh ! », c’est que la récolte sera bonne ; si elle ne fait pas « ouh ! » c’est que la récolte sera bonne tout de même, mais comme cela les croyances sont respectées, et tout le monde sera content.

Au mois d’août vient alors le temps de la moisson. Celui qui n’a pas vu moissonner les nouilles n’a rien vu. Les paysans mettent les nouilles joyeusement en gerbes, les gerbes en bottes, et les bottes en meule.

La nouille, encore à l’état brut, est alors expédiée à l’usine et passée immé­dia­tement au laminouille qui lui donne l’aspect définitif que nous lui connaissons. Le laminouille est une machine extrê­mement perfec­tionnée, qui marche au guignolet-cassis et qui peut débiter jusqu’à 80 kilomètres de nouilles à l’heure.

À la sortie du laminouille, la nouille est automatiquement passée au vernis cellulosique qui la rend imperméable et souple ; elle est ensuite hachée menue à la hache d’abordage et râpée.

On verse alors la nouille dans un grand réci­pient placé sur un réchaud à alcool à haute tension. Puis on verse dans le fût du récipient : du sel, du thym, du sucre, de la magnésie bismurée, du riz, du vin blanc et des piments rouges. On mélange lentement ces ingré­dients avec la nouille à l’aide d’une cuiller à pot et on laisse mitonner à petit feu pendant 21 jours.

La confiture de nouilles est alors virtuellement terminée. Lorsque les 21 jours sont écoulés, on saisit le récipient très délicatement, avec d’infinies précautions et le maximum de prudence, et on balance le tout par la fenêtre parce que c’est pas bon !

Voilà, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, en résumé l’histoire de la confiture de nouilles, c’est une industrie dont la prospérité s’accroît d’année en année, elle fait vivre des milliers d’artisans, des ingé­nieurs, des chimistes, des huissiers et des fabricants de lunettes. Sa réputation est universelle et en bonne ambassadrice, elle va porter dans les plus lointaines contrées de l’univers, et par-delà les mers océanes, la bonne parole et le renom de notre industrie républicaine, une, indé­fec­tible et démocratique.
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merisier - 12/12/2014 at 2:04 PM GMT
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